Le projet “Hercule” vu par un ami du Monde Diplo

« HERCULE » ou le service public démocratique de l’énergie ?

Le gouvernement a actuellement comme projet de changer le statut d’EDF. Après avoir été séparée de GDF, qui est devenue Engie, une grande entreprise privée, qui ne vend pas seulement du gaz, mais aussi… de l’électricité (de même qu’EDF s’est mise à vendre aussi du gaz… Quelle usine à gaz !), EDF serait maintenant scindée en trois :

– EDF Bleu, publique, qui comprendrait le nucléaire, les centrales thermiques, le Réseau de Transport de l’Électricité (RTE, les lignes à haute tension).

– EDF Azur, publique, qui comprendrait les barrages hydro-électriques.

– EDF Vert, qui comprendrait le réseau de distribution (Enedis, ex-ERDF), l’activité commerciale de fourniture d’électricité, les énergies renouvelables…

Quel est le but de ce projet du gouvernement ? Pour le comprendre, il faut d’abord voir en quoi il y a un problème dans la situation actuelle. Ce problème est qu’EDF perd chaque mois environ 100 000 abonnés par rapport à ses concurrents du privé. Cela ne peut pas durer indéfiniment : l’entreprise est déjà lourdement endettée (plus de 50 milliards d’euros…).

D’où vient ce problème ? EDF perd-elle des clients (ex-usagers), parce qu’elle est une entreprise publique, donc bureaucratique, moins efficace, aux coûts salariaux plus élevés, etc., ce qui fait que les clients, ayant enfin la liberté de le faire, passeraient forcément à la concurrence ?

Pas du tout. Le gain financier existe, c’est vrai, mais il est relativement faible (en moyenne 44 € par an) (et à comparer avec l’enchérissement massif de l’électricité, tous fournisseurs confondus). La réalité n’a rien à voir avec cette fable libérale de l’entreprise publique inefficace.

En fait, EDF a été méthodiquement mise en difficulté par les exigences néolibérales de l’Union Européenne telle qu’elle fonctionne actuellement, relayée – avec un peu de résistance, mais relayée quand même – par tous les gouvernements français. « Il faut de la concurrence, parce que la concurrence bénéficie aux consommateurs » : tel est le dogme. Donc, un service public en situation de monopole, ça ne va pas. Il fallait donc imposer des concurrents à EDF. La difficulté était que ces concurrents ne produisaient pas par eux-mêmes d’électricité. On a donc imposé à EDF de livrer à ses concurrents – artificiellement suscités – le quart de sa production d’origine nucléaire à prix coûtant, soit 42 € le mégawatt en 2012 et ce prix n’a jamais été réévalué depuis ! C’est ce qu’on appelle l’Accès régulé à l’énergie nucléaire historique (Arenh). Et si ces concurrents trouvent temporairement moins cher sur le marché de gros (international), ils peuvent délaisser la production d’EDF.

EDF a, elle, la responsabilité d’entretenir l’instrument de production (et le nucléaire s’est révélé plus problématique que prévu) et le réseau…

Malgré cette concurrence très inégale, cela n’a pas suffi aux fournisseurs dits « alternatifs », qui avaient toujours du mal à concurrencer EDF. Ils ont donc obtenu en 2015 un changement du mode de calcul des Tarifs Réglementés de Vente (TRV, les tarifs « bleus »). Au lieu d’être calculés pour rendre l’électricité accessible à tous tout en reflétant les conditions de production, ils ont été calculés en les élevant massivement de telle manière que tous les fournisseurs « alternatifs » puissent concurrencer l’entreprise publique historique, de manière à satisfaire le dogme de la concurrence, une concurrence en l’occurrence méthodiquement faussée, à tel point que l’Autorité de la concurrence elle-même, pourtant très libérale, s’est positionnée contre ce nouveau mode de calcul décidé par la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) !

Les difficultés d’EDF ont donc été produites par une politique qui avait pour but de créer à tout prix une concurrence dans un secteur où elle n’existait pas historiquement et n’était pas forcément pertinente. Ces difficultés créées de toutes pièces ont fini par handicaper l’entreprise, à tel point qu’on a pu se demander si EDF ne pouvait pas faire faillite (article de Martine Orange sur Mediapart).

Il fallait donc réagir.

Le projet « Hercule » maintient dans le domaine public les barrages (même s’il faut être vigilant) et le nucléaire, ce qui est une bonne chose dans les deux cas. Pour le nucléaire, c’est sans doute – pour les concepteurs du projet – une manière de sécuriser un secteur en grand péril (cf. Flamanville), exigeant des coûts de maintenance, de démontage, de traitement des déchets, qui ont été sous-estimés… et dont le privé n’a pas forcément envie de se charger. Domaine à sécuriser, pour les promoteurs du projet, car ils pensent qu’il a joué un rôle dans la compétitivité de l’économie française, qu’il pourrait le jouer encore, voire être un objet d’exportation. De plus, il est perçu par E. Macron comme l’un des moyens essentiels de permettre à la France de remplir ses objectifs découlant de l’accord de Paris sur le réchauffement climatique.

Mais, pour sauver EDF, il faut aussi mettre fin au mécanisme actuel de l’Arenh qui défavorise grandement cette entreprise publique. Le projet Hercule propose donc une nouvelle manière de calculer le prix de l’électricité vendue par le producteur EDF aux fournisseurs (d’électricité aux entreprises et aux particuliers) : le prix serait évolutif, et sans possibilité d’arbitrage avec les prix de marché pour les fournisseurs. N’est-ce pas une bonne chose ?

Mais c’est là que la Commission Européenne (qui doit déjà avaler qu’EDF producteur – « EDF Bleu »ait un statut voisin de celui d’un service public) veille au grain : pour elle, il n’est pas question qu’une seule et même entité, « EDF », soit à la fois producteur et fournisseur d’électricité : risque de favoritisme du producteur envers le fournisseur ! Il faut donc démanteler EDF, producteur d’un côté, fournisseur de l’autre. C’est ce que fait Hercule, tout en maintenant la fiction du contraire par des noms (« EDF Bleu », « EDF Vert ») qui sont surtout là pour éviter de trop énerver les syndicats et les citoyens déjà échaudés par des opérations similaires dans le passé.

La logique de la concurrence comme garant de l’efficacité de l’économie va en général de pair avec celle de la privatisation (et est sans doute à son service). S’il est risqué pour plusieurs raisons de privatiser le nucléaire, il n’en va pas de même pour tout ce qui ferait partie de « EDF Vert » : Enedis, les énergies renouvelables, notamment. C’est pourquoi « Hercule » prévoit l’introduction du privé dans « EDF Vert » à hauteur de 35 %. L’expérience donne à penser qu’on commence, par prudence politique, par privatiser à 35 %, et que progressivement on passe à 100 % ou presque.

Or, une telle privatisation est-elle dans l’intérêt général ?

En ce qui concerne les consommateurs (du point de vue desquels on se place souvent exclusivement : il faudrait voir aussi les conditions de travail et les salaires des personnes qui travaillent dans les entreprises concernées), le bilan de la mise en concurrence n’est pas convaincant du tout dans le domaine de l’électricité : les prix ont augmenté de plus 60 % entre 2006 et 2020. Certes, cela n’est pas dû seulement à la concurrence (augmentation des charges d’entretien du parc nucléaire, financement des énergies renouvelables par prélèvement sur les factures…), mais la concurrence a généré en elle-même des coûts : là où il y avait avant un seul fichier pour EDF et GDF, il y en a maintenant 43 (nombre de fournisseurs, les principaux étant Engie et Total Direct Énergie). Comme le prix de la commercialisation ne joue que sur 4 % du total de la facture, chaque « entreprise » va chercher à se distinguer par des « offres commerciales » entre lesquelles il est impossible pour le commun des mortels de se prononcer. Les services auparavant gratuits, p.ex. lors de déménagements, deviennent payants… On a observé un accroissement important des pratiques frauduleuses de commercialisation et donc des contentieux. Quand l’esprit du service public est perdu, la tendance à l’arnaque n’est pas loin. Bref, oui, dans ce domaine, « c’était mieux avant ». Il y a eu une dégradation globale de la qualité et du coût du service rendu.

Toujours du point de vue des consommateurs, on n’est pas sûr non plus qu’avec une logique de concurrence entre opérateurs privés, le principe de péréquation des tarifs entre territoires différents se maintienne. Ce n’est pas vraiment ce que recherchent spontanément les actionnaires.

Enfin, à l’heure où nous avons impérativement besoin de conduire efficacement la transition énergétique, peut-on compter sur les fonds privés ? Les investissements, p. ex. de fonds de pension, dans l’éolien ont été rendus possibles par des prix d’achat garantis atteignant des sommets indécents (voir le film de Gilles Balbastre Main basse sur l’énergie, qu’on peut trouver sur Internet). Mais sans cette rentabilité artificielle garantie par l’État et répercutée sur les factures, qu’en serait-il ? Le solaire est loin des objectifs fixés.

Le service public a été depuis 1945 capable de fournir à la population une énergie électrique relativement bon marché et de manière sécurisée. Dans des conditions différentes, on peut penser qu’il saurait effectuer les mêmes investissements sans attendre un « retour sur investissement » à court-terme, et donc aussi, finalement, pour beaucoup moins cher. Certes – mais c’était aussi le résultat de décisions politiques -, on peut penser qu’EDF s’est aventuré de manière unilatérale dans le nucléaire, malgré les risques et les coûts à long terme. Mais cela ne signifie pas qu’il faille opter maintenant pour la logique inverse, néolibérale, de mise en concurrence et de privatisation de tout (d’ailleurs, bizarrement, par rapport au dogme, personne ne propose de privatiser les centrales nucléaires – Fukushima était privé -, ni même les barrages : voir sur ce dernier point l’excellent documentaire intitulé Barrages, sur Internet).

Il vaut sans doute beaucoup mieux un service public de l’énergie, mais fonctionnant beaucoup plus démocratiquement, avec l’intervention dans ses instances de décision des différents secteurs de la société civile concernés. Le refus d' »Hercule » n’implique pas le statu quo : il s’agit plutôt, contre ceux qui veulent annuler tout ce qui a été fait dans le sillage du programme du Conseil National de la Résistance, de faire revivre l’esprit de ce programme, mais dans les conditions d’aujourd’hui. C’est un aspect d’un combat plus général pour la reprise en main de l’économie par la société, les citoyen-ne-s.

Ce que nous pouvons faire dans l’immédiat, c’est signer la pétition sur le site :

https://pourunveritableservice publicdelenergie.fr/

Sources

Anne Debrégeas et D. Garcia  “Qui veut la mort d’EDF ?” Le Monde diplomatique fév 2021

https://www.monde-diplomatique.fr/2021/02/DEB

David Garcia “Les barrages hydroélectriques dans le viseur de Bruxelles”  Le Monde diplomatique juin 2019

https://www.monde-diplomatique.fr/2019/0

Aurélien Bernier “Électricité,  le prix de la concurrence”  Le Monde diplomatique mai 2019

https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05

Martine ORANGE Démantèlement d’EDF : le saccage d’un bien commun essentiel Mediapart 10 décembre 2020

Les articles de Nabil WAKIM dans Le Monde

Documentaires :

Gilles Balbastre : Les apprentis sorciers

http://edfenrsolaire.reference-syndicale.fr/2015/06

Gilles Balbastre : Main basse sur l’énergie :

https://www.mainbassesurlenergie.com/

Nicolas UBELMANN Barrages, l’eau sous haute tension

https://www.youtube.com/watch?v=mEMr2TtENto&feature=emb_rel_end