« Je plaide pour un droit à la déconnexion du citoyen »

Extrait de l’intervention d’Elise DEGRAVE

Deux articles parus dans le numéro 9 du journal « La Brèche »

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Le tout numérique avance inexorablement en laissant toute une partie de la population sur le bord de la route. Pour des démarches essentielles et dans de plus en plus de pans de notre quotidien, le choix d’utiliser Internet ou un smartphone se réduit de manière drastique. Devant ce constat, Élise Degrave, professeure à la faculté de droit de l’université de Namur et chercheuse en droit numérique, propose des pistes de réflexion et d’action.

Pour prendre le TGV, il faut à minima un mail pour recevoir un QR code… Pour louer un vélo, il faut un smartphone et télécharger une appli. Pour prendre rendez-vous chez un médecin, il faut passer par Doctolib. Même pour accéder à un événement sportif dit « populaire », comme les Jeux olympiques, il faut impérativement un smartphone pour retrouver son billet. Le numérique s’impose dans nos quotidiens, sans échappatoire.

« Le problème de la numérisation c’est que nous sommes pris comme des grenouilles dans de l’eau chaude. La numérisation avance comme une évidence avec un côté culpabilisant pour ceux qui n’adhèrent pas », constate Élise Degrave. Vivre sans smartphone est de plus en plus limitant. Émerge ainsi la question du choix, à tel point « qu’utiliser un portable sans Internet est devenu un acte de rébellion civique. »

« On s’oriente vers du 100 % numérique, 0 % humain »

Mi-janvier, des citoyens belges descendent dans la rue pour manifester leur mécontentement. Sur les banderoles, on peut lire « F(r)acture numérique, F(r)acture démocratique », « Nous voulons des guichets ouverts, nous ne sommes pas des robots » ou encore « Nous voulons une attestation papier, pas Internet ». La raison ? Le 12 janvier, l’ordonnance Bruxelles numérique a été définitivement approuvée par le parlement bruxellois. Cela signifie que d’ici 2030, 100 % des services publics devront être accessibles par voie numérique, comme le souhaite la Commission européenne. « Il y a eu une réaction citoyenne très forte. Pour la première fois, des manifestations citoyennes se sont organisées contre la numérisation des administrations. Avec le vote du Bruxelles numérique, 100 % des services publics seront accessibles en ligne. Le problème c’est que rien n’assure qu’il y aura une alternative. On pourrait très bien s’orienter vers du 100 % numérique, 0 % humain », relève Élise Degrave.

Des manifestations qui indiquent qu’une ligne rouge vient d’être franchie : « Le numérique avance à marche forcée. On devrait se poser certaines questions. Pourquoi numériser ? Le grand argument répété est l’économie, mais ce que j’observe dans mes recherches, c’est que ça coûte très cher. L’écologie, ce n’est pas vrai non plus car très énergivore. » La chercheuse en droit numérique n’oublie pas les problématiques liées à la protection des données personnelles : « En ligne, on nous demande toujours plus d’infos. Pour un simple renseignement pour l’allocation chômage en Belgique, en ligne on va vous demander votre identifiant, ce qui n’est pas le cas au guichet. Un grand danger est la tentation de réutilisation des données. »

« L’accès à des services essentiels n’est plus garanti »

Le numérique s’impose dans notre quotidien avec l’argument du « c’est plus pratique » mais génère en parallèle de nombreuses dérives. Une partie de la population se retrouve en difficulté pour accéder à certains services. L’illectronisme concerne 15,4 % des plus de 15 ans résidant en France hors Mayotte, d’après une étude de 2021 de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) : « Beaucoup d’outils dans les services publics sont très mal faits. Insidieusement, on met la charge de travail sur le citoyen. Il doit se débrouiller avec des procédures parfois compliquées. Avec la numérisation on fait basculer la procédure en ligne, mais ce n’est pas pour ça qu’on la repense en fonction du citoyen qui n’est pas formé. Le tout sur des sites aux fonctionnements très différents, demandant des mises à jour. Cela crée du stress. Il faut aussi avoir accès à du matériel, une connexion. Tout cela fait que l’accès à des services essentiels n’est plus garanti. »

« Les personnes fragiles, sont les plus dépendantes du numérique et paradoxalement les moins bien outillées »

Le numérique, censé faciliter la vie, la complique pour de nombreux citoyens, notamment les plus fragiles. L’illectronisme affecte 61,9 % des 75 ans ou plus, 24,2 % des 60-74 ans. « 36 % des retraités sont en situation d’illectronisme : 53 % des anciens ouvriers, 51 % des anciens agriculteurs, commerçants et artisans, mais 23 % des retraités ayant occupé une profession intermédiaire et 10 % des anciens cadres », indique l’Insee. Cela a des incidences graves : « Une personne est venue me voir en me disant : “Pour moi, un bug est mortifère.” Ne pas arriver au bout de la démarche en ligne peut compromettre l’accès à une allocation dont dépend sa survie. Les personnes fragiles, les plus dépendantes de l’État, sont les plus dépendantes du numérique et paradoxalement les moins bien outillées. Cela touche des personnes âgées, des personnes porteuses de handicaps, mais aussi des jeunes. Les 16-24 ans savent publier une story Instagram, mais peuvent avoir des difficultés à mettre un CV en ligne. Et pour de plus en plus de jobs, il faut postuler en ligne. » Alors, comment faciliter réellement la vie des citoyens ? « Il faudrait remettre le citoyen au centre de la procédure », analyse Élise Degrave.

« Les outils numériques doivent s’adapter aux citoyens et non l’inverse »

Une date revient comme une ritournelle lorsque l’on évoque la numérisation à marche forcée : mars 2020 et le confinement : « Le covid a donné un coup d’accélérateur à cette numérisation. Mon propos n’est pas de supprimer le numérique et de revenir au parchemin. Mais quand on essaie d’apporter de la nuance on est immédiatement taxé de technophobe. Je ne suis pas contre le numérique mais contre le tout numérique. Le numérique doit rester un outil au service des citoyens. Les outils doivent s’adapter aux citoyens et non l’inverse. Tout un tas de situations n’entrent pas dans une case. Pour des démarches subtiles, on doit leur donner une alternative. »

« Le droit au contact humain doit devenir un nouveau droit fondamental »

« Il est nécessaire de faciliter l’accès à Internet mais aussi mettre en place une alternative au numérique. » Faire le choix de ne pas vouloir de smartphone limite des accès au quotidien, déplore Élise Degrave : « Le droit d’aller et venir est également touché avec des abonnements de transports en commun notamment. En Belgique, nous avons un service de bus à la demande qui n’est accessible qu’avec une appli sur son smartphone. J’ai rencontré des jeunes qui n’avaient pas encore de smartphone et qui ne pouvaient pas se déplacer. »

On en vient à la question de choix et au droit à la vie hors ligne : « Il existe le droit à la déconnexion du travailleur, je plaide pour un droit à la déconnexion du citoyen.

Le droit au contact humain doit devenir un nouveau droit fondamental. C’est un enjeu de santé mentale qui devrait davantage faire partie du débat public. La mise en place d’accès à Internet, c’est très bien. Mais avoir une alternative au numérique devrait être un nouveau droit fondamental. »

« Je plaide pour que l’on intègre dans notre constitution le droit de ne pas utiliser Internet »

Le travail d’Élise Degrave vise à « traduire en droit ces inégalités, que l’on peut rattacher à la notion de discrimination indirecte : la numérisation paraît neutre, mais une partie de la population est affectée.

Plus largement, quand on regarde dans notre constitution quels sont les droits humains qui sont bafoués, ça fait peur. En partant de cette violation des droits humains, je plaide pour que l’on intègre dans notre constitution le droit de ne pas utiliser Internet. »

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« Permettre au numérique de trouver sa juste place dans la société »

Élise Degrave travaille depuis 15 ans sur le droit numérique et en particulier dans les services publics : « J’ai d’abord souligné tout ce qui se faisait de bien mais le “tout numérique” va trop loin. Il y a des tas de choses très utiles mais autant de dérives possibles. Il faut sérieusement réfléchir aux alternatives. Le droit n’est pas là pour empêcher l’innovation. Le droit est là pour permettre à chacun de trouver sa place dans la société et éviter la société chaotique. L’enjeu du juriste est de réfléchir comment permettre au numérique de trouver sa juste place. Si on ne réfléchit pas à ça maintenant, qu’on se rend compte qu’on a largué toute une partie de la population, on va devoir faire des retours en arrière, supprimer des outils et dédommager les personnes. On aura perdu beaucoup de temps et d’argent. Le droit est là pour poser les questions avant et éviter les problèmes après. »

Les politiciens, de gauche comme de droite, ne jurent que par le numérique pour développer les aspects financiers, sécuritaires ou écologiques. « Politiquement, c’est un positionnement compliqué que de demander de ralentir. Pourtant on du mal à avoir des chiffres sur le coût de tout cela. Il faut déconstruire des mythes. On fait passer ça comme une simple modernisation, comme si on changeait une imprimante… Le numérique engendre pourtant des conséquences sur des droits humains. Il est temps de se poser les bonnes questions. »

Trouver les leviers juridiques est difficile, mais Élise Degrave s’y attelle : « Légalement, si on est empêché d’accéder à un lieu parce qu’on n’a pas de smartphone, cela touche au droit d’aller et venir. On peut aussi tirer quelque chose de la liberté d’expression. Imposer de s’exprimer par Internet pourrait être considéré comme une atteinte à la liberté d’expression. Le droit à l’égalité et à la protection de la vie privée sur Internet n’est pas assuré car il n’y a pas assez de transparence des données. »

Des démarches émergent en Europe. En Suisse, dans le canton de Genève, le droit à l’intégrité numérique a été ajouté le 18 juin 2023 à la constitution du canton. Ce nouvel article indique notamment « le droit à une vie hors ligne ainsi que le droit à l’oubli ». Une même démarche est en cours dans le canton de Neuchâtel.

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