Mais dans ta tête »
Contraints de s’exiler loin des antennes téléphoniques à cause des migraines, les électrohypersensibles sont les parias de la modernité technologique.
L’électrohypersensibilité, personne n’y connaît rien mais tout le monde a un avis arrêté sur la question. Qu’il s’agisse de cette anesthésiste, prise en covoiturage, qui m’affirme « ils sont bizarres ces gens-là avec leur voile à ondes », ou de mes parents, qui prohibent depuis toujours le wi-fi à la maison, on a tous quelque chose à dire sur la « maladie du XXIe siècle ».
« Pour notre rendez-vous, j’ai besoin de vous voir sans téléphone portable, parfum ou tabac. »
Captivé par des images de femmes vivant dans des grottes pour échapper aux ondes, intrigué par ce personnage de la série Better Call Saul cloîtré chez lui avec sa couverture de survie, je décide de me pencher à mon tour sur ce sujet hypersensible. Premier souci, la prise de contact, par réseau postal plutôt que social. Mes envois de lettres manuscrites à différentes adresses restent sans réponses. Jusqu’à ce courrier, reçu fin juillet dans ma boîte aux lettres : « Fixez une date et une heure. Une fois arrivé devant l’église, prenez le petit chemin sur la gauche. Pour notre rendez-vous, j’ai besoin de vous voir sans téléphone portable, parfum ou tabac. »
Un premier contact pour le moins intrigant, qui en amène d’autres. Une dizaine de mails finissent par balayer mes a priori : je découvre que les électrohypersensibles (EHS) ont pour la plupart Internet connecté avec un câble ethernet pour échapper au wi-fi. Deuxième info : plusieurs d’entre eux se réunissent fin août, dans un lieu où « les niveaux de CEM (compatibilité électromagnétique, ndlr) n’ont pas bougé depuis 2013 ». Comprenez : au calme, loin des connexions urbaines et des antennes téléphoniques. J’éteins mon téléphone et opte pour une bonne vieille carte Michelin en guise de GPS. Mon road trip sur les traces des électrohypersensibles peut démarrer.
Étape 1 : les randonnées de quads tu éviteras
C’est chez Colas Diallo, à Luriecq, un hameau de la Loire, qu’une trentaine d’EHS se retrouvent pour une semaine. Une grande ferme à deux pas d’une rivière, avec un champ transformé en terrain de camping où l’on se réveille au chant du coq et à l’abri des ondes. En haut d’une jolie vallée, des panneaux sont installés un peu partout pour rappeler aux voisins de ne pas abuser de leur « doudou », petit surnom donné ici au téléphone portable.
En guise d’accueil, j’ai droit à mon badge « Je suis EHS ». « Normalement, on n’en donne pas aux journalistes, mais comme tu es là pour plusieurs jours, tu fais partie du groupe. » Colas est membre de l’association Une Terre pour les EHS, à l’origine d’un projet de « zone blanche », sans ondes, qui pourrait faciliter la vie des électrohypersensibles. Ancien artiste plasticien, il a ressenti les premiers symptômes de la maladie en 2003 : « J’avais l’oreille qui chauffait à chaque fois que j’utilisais mon portable. Très vite, je ne pouvais plus téléphoner : je ressentais le wi-fi partout, le clavier de l’ordinateur me brûlait, j’avais de violents maux de tête en utilisant mon appareil photo. » Colas retourne vivre dans sa ferme, refait toute son installation électrique et convainc ses voisins de renoncer au wi-fi. « J’ai dû batailler avec le couple en face de chez moi pour leur demander de ne pas utiliser leurs téléphones portables chez eux. Mais comme ils attendaient un enfant, ils m’ont compris. Ce sera un “bébé sans ondes”, m’ont-ils dit. »
« Quand je vois que 4 millions de personnes peuvent marcher dans la rue pour défendre une cause… Je me dis que c’est dommage que personne ne marche pour nous. »
Colas fait partie des EHS qui ont décidé de ne pas se laisser abîmer par l’installation d’antennes téléphoniques, qu’il décrit comme un « acte terroriste ». Une ligne dure que je constate lors du groupe de parole du soir, quand un débat agité s’engage sur la randonnée de 80 quads qui doit bientôt passer à proximité de la ferme. Faut-il profiter de l’événement pour lancer une action de sensibilisation ? « Les gens ne comprennent que le blocage », constate Colas. « C’est un coup à se ruiner la santé », répond un EHS. Aller se réfugier dans un tunnel abandonné, non loin d’ici ? « J’en ai marre de fuir ! », lance un autre. Je prends conscience qu’un événement totalement anodin peut se transformer en cauchemar pour les EHS. « C’est irréel ce qu’on vit », résume l’une des participantes.
Au milieu de la discussion, Camille, la vingtaine, EHS depuis l’adolescence, prend la parole. « Si jamais la rando est maintenue, il faudra que je m’en aille. Je ne me sens déjà pas très bien à cause du câblage électrique de la maison. Et je ressens quelque chose depuis tout à l’heure : si certains ont des clés de voiture à bip, pouvez-vous aller les ranger ailleurs, s’il vous plaît ? » Je file cacher les miennes sous ma voiture… Le lendemain, Camille m’explique qu’elle vit « dans une maison sans électricité ». Elle en a assez de voir les gens douter de la sincérité de ses symptômes : « Quand je vois que 4 millions de personnes peuvent marcher dans la rue pour défendre une cause… Je me dis que c’est dommage que personne ne marche pour nous. »
Quand l’un affirme que la maladie lui « pourrit la vie », le groupe lui répond : « Non, elle t’enlève la vie. »
Le lendemain, ouf de soulagement : un accord a été trouvé pour que les quads empruntent un autre itinéraire. Assis en cercle au bord de la rivière, les EHS partagent leurs trucs et astuces pour éviter l’exposition aux ondes : exercices de respiration, pieds dans l’eau, voile anti-ondes et courses le jeudi matin, quand personne ne traîne dans les supermarchés. La technique la plus efficace ? La « mise à la terre », qui consiste à marcher pieds nus pour se « décharger » en électricité. Ici, les mots ont leur importance. Quand l’un affirme que la maladie lui « pourrit la vie », le groupe lui répond : « Non, elle t’enlève la vie. »
Ancien ingénieur en physique, Bernard recense tout ce qui, au quotidien, peut affecter les EHS : les hyperfréquences (wi-fi, 4G, tout ce qui est sans fil), la basse fréquence (l’électricité) et les champs électrostatiques (antennes téléphoniques). Quand je demande ce qu’on ressent concrètement à l’arrivée d’une onde, Colas me pince le bras : « Imagine des centaines de pincements comme celui-ci, mais dans la tête… »
Étape 2 : des rapports contradictoires tu déchiffreras
La veille de mon départ, la radio transmet une deuxième bonne nouvelle : après une longue bataille judiciaire, une femme a vu son électrosensibilité reconnue comme un « handicap majeur » par le Tribunal du contentieux de l’incapacité de Toulouse. Une première en France. Pour les EHS, souvent engagés dans des conflits similaires avec la Maison des personnes handicapées de leur département – Colas vient de se voir refuser une pension d’invalidité pour la troisième fois –, cette annonce est une première étape vers la reconnaissance officielle de la maladie.
Sur la question de l’électrosensibilité, les lobbies des opérateurs téléphoniques réagissent très violemment à chaque fois.
Pour l’instant, la flopée de décisions politiques ambiguës et d’assomptions médiatiques difficilement vérifiables ne permet pas d’y voir très clair. Récemment, un journaliste a publié un papier dans lequel « il s’est bien moqué de nous », m’explique un EHS, même si, le plus souvent, « les médias jouent le jeu », reconnaît Colas. L’électrohypersensibilité souffre plutôt de l’indifférence de l’État et de l’Académie de médecine, qui ne reconnaissent toujours pas officiellement de lien de causalité entre les ondes électromagnétiques et cette pathologie. Certains rapports parlent d’une maladie avant tout psychologique quand d’autres évoquent des symptômes bien réels. La position de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail traduit bien cette confusion : l’ANSES indique que les liens entre ondes et électrohypersensibilité ne sont pas « avérés », mais conseille toutefois de prendre des précautions quant à l’utilisation prolongée du téléphone portable…
En février 2015, un texte défendu par la députée EELV Laurence Abeille est tout de même venu encadrer la maladie. « Il n’y a pas de consensus au niveau général, comme toujours en ce qui concerne la santé environnementale », raconte la députée, qui souligne que, sur la question de l’électrosensibilité, « les lobbies des opérateurs téléphoniques réagissent très violemment à chaque fois ». Normal. Ils auraient beaucoup à perdre si la 4G était officiellement déclarée nocive…
Étape 3 : un point rouge sur une carte IGN tu trouveras
Je quitte Luriecq pour aller rencontrer Philippe Tribaudeau, le président de l’association Une Terre pour les EHS. Très atteint, il vit dans une caravane, dans le sud de la Drôme. Pour le trouver, j’ai reçu une carte IGN avec un petit point rouge indiquant sa position, ainsi que des instructions pour la route et de nouvelles recommandations. Des précautions à prendre au sérieux puisque, la veille, une femme serait presque tombée dans les pommes en raison de la présence combinée de mon appareil photo et de la lampe torche utilisée pour éclairer mes notes…
« Tu sais, j’aimerais bien accueillir les gens avec une autre phrase que “T’as pensé à éteindre ton téléphone portable ?”. »
Philippe vit bien caché dans la forêt, à 20 minutes du hameau le plus proche. Je le trouve assis sur une chaise de camping, au bord d’une rivière, un livre à la main. L’accueil est plutôt frais : « Est-ce une voiture de location ? Les nouvelles ont des puces… » Très vite, il se détend : « Tu sais, j’aimerais bien accueillir les gens avec une autre phrase que “T’as pensé à éteindre ton téléphone portable ?”. » Ancien prof de techno devenu technocritique a posteriori, Philippe a le sens de la formule. Depuis qu’il est EHS, c’est la quatrième fois qu’il se retrouve sans domicile fixe. « Mais je préfère le terme de “réfugié environnemental” à celui de SDF. »
Ravitaillé une fois par semaine par une amie, il n’est « sorti » que cinq fois en quatre mois. « Depuis sept ans, ma sensibilité a augmenté par paliers. Je brûle tout le temps, ou presque. Je ne peux plus vivre avec des voisins. » Ici, il tente de recharger ses batteries avant de retrouver un lieu de vie stable. « L’EHS, si tu veux, c’est comme un jeu vidéo : quand tu es dans un lieu protégé, tu gagnes des vies. Et plus tu gagnes de vies, plus tu pourras passer du temps dans un endroit exposé. »
« On n’est pas des Indiana Jones. Rien ne nous a préparés à vivre ça. »
Problème : les lieux « propres » se font rares… C’est pourquoi son association se bat depuis plusieurs années pour créer une zone blanche, à Durbon (Hautes-Alpes). Un projet soutenu par la députée européenne Michèle Rivasi, qui consiste à créer un espace sans ondes en retirant les deux ou trois antennes téléphoniques du coin. « Si certains veulent se griller au wi-fi, aucun problème. Mais laissons l’opportunité à ceux qui ne le veulent pas, ou qui en souffrent, d’avoir des lieux où ils peuvent y échapper ! », plaide Philippe. Je souris : « En fait, il faudrait créer une Zad… » « Oui, tout à fait », dit-il en essayant de chasser un moustique. « Mais les EHS ont déjà du mal à rester en bonne santé, alors si en plus on doit faire des manifs… On n’est pas des Indiana Jones. Rien ne nous a préparés à vivre ça. » Par ailleurs, le concept de zone blanche ne séduit pas tous les EHS. Certains y voient une façon d’acter leur ghettoïsation. Mais pour Philippe, « quand t’as été forcé d’habiter dans une grotte, je n’appelle plus ça un ghetto… ».
L’interview finit par tourner au débat d’idées. Philippe multiplie les mises en situation éloquentes : « Quand tu connectes ton ordinateur chez toi, combien de réseaux wi-fi apparaissent ? Une vingtaine ? Tu t’imagines aller voir tous tes voisins pour leur demander de les couper ? »
Étape 4 : du parfum tu ne mettras pas
Ouvert en 2014, le refuge pour EHS de Zurich est une alternative urbaine aux zones blanches. Sur place, devant un immeuble jaune situé à dix minutes du centre-ville, je retrouve Christian Schifferle. Tout comme l’homme qui avait répondu à ma première lettre, ce jovial moustachu a la particularité d’être aussi sensible aux ondes qu’aux produits chimiques. En tant que « chimicosensible », il m’a expressément demandé de ne pas mettre de parfum et de porter des vêtements qui ne sentent pas trop la lessive… Pour Christian, impossible de s’installer à la campagne à cause des pesticides. Après quinze ans d’un lobbying intense, il a réussi à convaincre la mairie de bâtir ce refuge à 6 millions d’euros, fabriqué presque entièrement avec des matériaux biologiques.
« Je savais que j’avais une maladie, mais qu’elle n’avait pas de nom. »
Chimicosensible et EHS dès l’âge de 15 ans, Christian a passé une bonne partie de sa vie dans une caravane, au beau milieu des montagnes suisses. « Je savais que j’avais une maladie, mais qu’elle n’avait pas de nom. » Il me confie qu’il a souvent pensé au suicide, notamment quand on le qualifiait d’« hystérique » alors qu’il voulait juste avoir une « vie normale ». Aujourd’hui, il a (presque) réussi : il a un ordinateur, un profil Facebook et même un Samsung Galaxy, en mode avion la plupart du temps. « Je l’utilise pour prendre des photos, et je peux supporter de téléphoner une ou deux minutes avec. » Son rêve ? Ouvrir un refuge sur la Côte d’Azur. Je l’interroge : « Vous allez créer des petites communautés un peu partout ? » « Oui, un peu comme les hippies. Sauf que nous, on est protégés par la police et on ne fume pas grand-chose ! »
Il sourit, mais Christian est inquiet : « De plus en plus de gens vont devenir EHS. Beaucoup le sont déjà mais ne le savent pas encore. Notre maladie sera l’indicateur de l’état de notre société », annonce Christian. Il n’est pas le premier à défendre cette idée. Selon certaines sources, on compterait aujourd’hui 2 000 EHS en France. Pour d’autres, entre 1 et 3 % de la population est concernée. Mais tous les EHS que j’ai rencontrés m’assurent qu’en fait nous sommes tous électrosensibles, la maladie se développant lorsqu’une personne présente une fragilité ou s’expose trop. « Les instruments pour faire les diagnostics adéquats n’ont pas encore été inventés », regrette Christian.
Étape 5 : le principe de précaution tu appliqueras
Dernière étape, la forêt de Rambouillet. Priartem, la plus ancienne association d’aide aux EHS, a donné rendez-vous à une petite centaine d’électrohypersensibles. Beaucoup de journalistes ont fait le déplacement. Moi qui souhaitais m’éloigner d’un débat scientifique que je ne maîtrise pas, je me retrouve plongé dedans. « L’électrohypersensibilité est une maladie émergente. Même si l’expertise officielle demande encore des preuves, à partir du moment où il y a un doute, c’est le principe de précaution qui doit s’appliquer ! Or, ce n’est pas le cas. On ne demande pas des conclusions tout de suite, simplement d’accepter les suspicions », explique Janine Le Calvez, présidente de l’association, mais qui n’est pas électrosensible elle-même.
« Il faut qu’on sorte de l’image, longtemps propagée par les médias, d’individus vivant dans la forêt, entourés d’aluminium. »
Pour l’association, la situation de l’électrosensibilité est similaire à celle du réchauffement climatique il y a vingt ans, quand les « sceptiques » étaient dubitatifs sur le phénomène. « Faites-nous faire des tests à l’aveugle ! », s’écrie une femme. « Si vous allumez le wi-fi ou votre téléphone, je le sens automatiquement ! » « Plus les études s’accumulent, plus le déni devient grossier », affirment les membres de Priartem, qui saluent l’entrée du mot « électrohypersensible » dans le Larousse 2016.
Ancien informaticien, Manuel dresse son scénario idéal : « Réunir des ingénieurs autour d’une table, pour qu’ils trouvent des solutions nous permettant de continuer à être connectés sans subir l’exposition. » Pour lui, il est indispensable de gagner la bataille de « l’expertise ». Il m’invite à discuter des aspects techniques de la maladie, m’indique des rapports à lire et insiste sur le fait que les EHS ne sont pas des hippies : « Il faut qu’on sorte de l’image, longtemps propagée par les médias, d’individus vivant dans la forêt, entourés d’aluminium. » On a beau être à l’entrée de la forêt, ici, la plupart des EHS arrivent encore à avoir une vie relativement classique, malgré leur intolérance. Alors on s’échange les contacts des quelques médecins qui veulent bien voir l’électrohypersensibilité comme autre chose qu’une maladie psychiatrique. « L’ambition, c’est quand même d’aller mieux, explique Manuel. Il faut qu’on ait la médecine avec nous. »
De retour dans ma voiture, je souris en remarquant que, pour la première fois, je prête vraiment attention à la présence d’antennes téléphoniques sur l’autoroute. À la radio résonne une chanson du groupe marseillais Aline. Son titre ? « La Vie électrique ».
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