84 % des Français·es possèdent un smartphone
Un pourcentage qui n’a cessé de croître depuis l’apparition du divin objet, il y a une quinzaine d’années. Et si l’heure était venue d’inverser cette tendance, de remiser son ordiphone et de réapprendre à vivre ?
Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans pourraient presque connaître : le début des années 2000, autrement dit l’époque toute proche du monde pré-smartphone. En effet, ce n’est que le 9 janvier 2007, dans l’Apple Park de Cupertino, Californie, qu’est annoncée en grande pompe la naissance du premier iPhone (1). En quinze ans, lui et les autres ordiphones (2) ont tellement envahi nos vies que nous avons oublié à quel point cet objet est récent.
« De temps en temps, un produit révolutionnaire, qui change tout, arrive », explique Steve Jobs, patron d’Apple, lors de la cérémonie de présentation, devant une foule ébahie par l’invention de son messie. Avec son écran tactile et ses multiples fonctionnalités, le bidule est assurément un petit chef-d’œuvre sur le plan technologique. À son lancement, il réunit essentiellement trois produits « révolutionnaires », selon l’expression de Jobs, jamais avare de ce qualificatif : un baladeur numérique vidéo, un navigateur internet, un téléphone portable.
Dès le départ, il ne s’agit donc pas d’un téléphone amélioré, mais bien d’un ordinateur de poche, connecté à internet. Ses capacités feraient marrer les ados des années 2020, mais il est déjà décrit comme un « objet de rupture » par le Walt Street Journal. Au moment de le commercialiser, Jobs espère en vendre 10 millions en un an. En trois ans, ce sont 90 millions de portables qui sont écoulés, alors même que « le téléphone de Jésus », tel que le surnomment de nombreux blogueurs, est le mobile le plus cher du marché. Plus que de l’engouement, il suscite un véritable culte. Et va rapidement devenir un objet central de notre société.
Il recolore entièrement le monde
À son époque, le théoricien états-unien Neil Postman s’est penché sur une autre invention majeure du XXe siècle : la télévision. Son travail l’a amené à la conclusion suivante : « Le changement technique n’est pas additif, il est écologique. » (3) Ici, le terme écologique décrit le fait qu’il modifie l’ensemble de notre « environnement » social.
Il poursuit avec :
« une analogie simple [qui] suffit à clarifier cette proposition. Que se passe-t-il si nous plaçons une goutte de colorant rouge dans un gobelet d’eau claire ? Avons-nous de l’eau claire plus une tache de colorant rouge ? Évidemment non. Nous avons une nouvelle coloration pour chaque molécule d’eau. […] Après la télévision, l’Amérique n’était pas l’Amérique plus la télévision. La télévision a donné une nouvelle coloration à chaque campagne politique, à chaque foyer, à chaque école, à chaque église, à chaque industrie, etc. »
La machine à vapeur, l’automobile, le réseau électrique… Un certain nombre d’inventions ont, chacune à leur époque, recoloré le monde. À son tour, le smartphone a barbouillé ce début du XXIe siècle.
Et surtout, cette recoloration s’est effectuée avec une extrême rapidité. En France, le taux d’équipement en smartphone est ainsi passé, entre 2011 et 2017, de 17 % à 73 % ! De quoi décontenancer celles et ceux qui, pour une raison ou pour une autre, auraient manqué un épisode. C’est le cas de cet ancien détenu, libéré en pleine smartphonisation du monde et interrogé par L’Obs/Rue89 en 2013 :
« Imaginez que vous arrivez, d’un coup, dans une société complètement différente. C’est un bond dans le futur, impressionnant. Vous avez des écrans partout, la carte à puce, les gens penchés sur leur téléphone qui ne communiquent avec personne… On débarque dans une nouvelle civilisation. » (4)
Un objet de consommation devenu marronnier médiatique
Comme les autres, les Français·es ont foncé tête baissée dans ce nouvel univers. À l’occasion de l’arrivée du premier iPhone, des files de fans se formaient plusieurs heures avant l’ouverture des boutiques revendeuses. Chacun·e voulait être sûr·e de pouvoir claquer ses 400 euros en échange de ce terminal dernier cri. Il faut dire que les médias ont largement participé à la campagne de communication. Presse écrite, radio et journaux télévisés y ont consacré des « reportages » entiers. Le lancement du divin objet a même constitué le « dossier du 13 heures », sur France 2. Depuis, année après année, l’iPhone accède au rang de marronnier. Chaque nouveau modèle suscite une pluie d’articles et de (publi)reportages détaillant ses dernières fonctionnalités, ses avantages et (éventuellement) ses inconvénients.
Mais en s’en tenant toujours à « l’expérience utilisateur », détaillant la fluidité de la navigation, les nouvelles fonctionnalités ou la qualité de l’appareil photo. Élargissons la focale et posons nous une question simple : cet ustensile connecté de très haute technologie nous rend-il plus heureux·se ? A-t-il rendu notre société meilleure, plus humaine, plus joyeuse, plus durable ? Nous allons tenter de répondre à ces questions dans les pages qui suivent. Mais j’ai d’abord une petite faveur à te demander, amie lectrice, ami lecteur : si tu en possèdes un, éteins ton ordiphone, au moins le temps de lire ce dossier… C’est fait ? Merci ! Je nourris désormais l’espoir que tu ne le rallumeras plus jamais !
Nicolas Bérard ; l’âge de faire n° 173, mai 2022
Notes
1 – D’autres smartphones l’ont précédé, comme le BlackBerry. Nous avons néanmoins retenu l’iPhone car c’est celui qui nous semble être le premier ordiphone tel que nous le connaissons aujourd’hui.
2 – Nous utilisons indifféremment les termes « smartphone » et « ordiphone ».
3 – Citation extraite de L’Inventaire n° 10, édition la Lenteur, elle-même extraite de « Five things we need to know about technological change », conférence donnée à Denver, 28 mars 1998.
4 – Cité dans Smartphones, une enquête anthropologique, de Nicolas Nova, éd. MétisPresses.
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