Un livre de Julia Laïnae, Nicolas Alep, ed. La Lenteur, 2020, 10 €
Les auteur.es tapent large en consacrant un petit livre à l’« alternumérisme ». Large mais toujours juste, car chaque cible est précisément définie et sa contribution à une « autre informatisation possible » fait l’objet d’une critique sérieuse et bien documentée. Des utopistes d’Internet aux inquiet·es des écrans, ces tendances ont ceci en commun qu’elles ne refusent ni les outils numériques, ni leur omniprésence dans la vie sociale, mais souhaitent en encadrer l’usage. Voyons plutôt.
Le cyberminimalisme (représenté ici par Karine Mauvilly, Cyberminimalisme. Face au tout-numérique, reconquérir du temps, de la liberté et du bien-être, Le Seuil, « Anthropocène », 2019) évoque la rencontre entre écologie et développement personnel. Devant le constat que les écrans font perdre leur temps aux adultes, les dopent, les stressent et gênent les apprentissages des enfants, des voix s’élèvent qui proposent de mieux contrôler les usages, de trouver un meilleur équilibre entre « vraie vie » et vie connectée. Les conseils fleurissent mais cette approche responsabilise à outrance des individus pris dans des logiques sociales sans interroger celles-ci. Quitter son Twitter ou son Facebook pour passer une soirée tranquille est certainement un bel effort, alors que l’interface a choisi de faire défiler sans arrêt une sollicitation après l’autre, mais les efforts individuels ont peu d’intérêt pour alléger le bilan du numérique : intensification de l’exploitation du travail et ubérisation, consommation d’énergie aussi importante aujourd’hui que l’aviation civile, et amenée à grossir encore, à base de 5G, de services accrus, de données pléthoriques, etc. Les serveurs et les data centers, les terminaux (un smartphone par famille dans les pays pauvres, trois ou quatre écrans par personne en France), tout cet équipement contribue à l’explosion de l’extraction, dans des proportions encore jamais vues, de métaux et terres rares. Le bilan social et écologique est inquiétant et l’équilibre à atteindre par les accro que nous sommes entre le temps passé sur les écrans et celui qui sera consacré à d’autres activités est-il ce que la critique des techniques peut viser de mieux ? On peut en douter…
Les tenant·es d’un autre web, les libristes et hébergeurs militant·es, mais aussi les utopistes qui voient toujours la révolution gronder quelque part, y compris sur Facebook (1), font aussi l’objet d’une attention particulière. Conscient·es des logiques inquiétantes du Net, les plus lucides tentent de construire d’autres outils, plus sobres, qui ne nous surveillent pas, ne concentrent pas les richesses et le pouvoir, nous permettent de résister aux géants d’Internet et à leur emprise sur nos sociétés. Là encore, c’est mieux que de se muer tout à fait en consommateurs et consommatrices mais cette marge est loin de menacer le Léviathan qui s’engraisse toujours, à mesure que le numérique en tant que tel resserre son emprise sur nos vies. Félix Tréguer, co-fondateur de la Quadrature du Net, s’exprimait ainsi dans les pages de CQFD il y a quelques semaines : « En 2008, [on] portait la vision d’un Internet émancipateur. C’était une utopie à défendre, un terrain idéal à prospecter pour faire avancer nos idéaux. On se voulait garde-fous en la matière, dénonçant les dérives et récupérations, mais avec l’idée d’une avancée globalement positive. C’est quelque chose dont on est plusieurs à être largement revenus. » Il serait temps parce qu’en 2008 déjà, si Facebook pouvait encore apparaître comme un site de divertissement, la concentration dans un tas de secteurs du numérique semblait déjà bien accomplie. Les espaces de liberté que créent et font vivre ces alternuméristes sont-ils vitaux ou anodins ? De quoi prendre le maquis ou des sortes d’écomusées ? Alors que même les camarades s’ébrouent majoritairement sur des plateformes commerciales et livrent leurs données à Google sans une once de regret (les docs partagés sont en couleurs !), on peut douter du succès de cette alternative, dont les animateurs et animatrices sont devenu·es au mieux des lanceurs d’alerte.
Une dernière encore : les bonnes âmes de l’inclusivité du numérique sont-elles alternuméristes, idiot·es utiles de la construction de l’hégémonie informatique ? Il y a quelques années, 20 % de Français·es étaient encore tenu·es aux portes d’Internet par l’âge ou la pauvreté (et certainement par un manque d’appétence très légitime pour ce rapport au monde, ce qui n’apparaissait dans aucune enquête à ma connaissance). On pouvait regretter ce biais que constitue la classe mais aujourd’hui, alors qu’il y a des smartphones dans les villages les plus éloignés des pays les plus pauvres, cette commisération pour les exclu·es du Net cache mal l’objectif d’achever la dématérialisation, en particulier dans l’administration. Si en 2022, nous disent les auteur·es, la France aura fini de priver les dernier·es irréductibles de la possibilité de déclarer ses impôts sur papier ou d’être reçu·es à l’Assurance maladie (2), il faut bien donner une dernière chance à ces dinosaures et tant pis si le nudge (coup de pouce) ressemble à un coup de pied au cul. Oui, on peut douter qu’il s’agisse là encore d’alternuméristes et l’inclusivité est désormais plutôt du côté d’un défenseur des droits s’inquiétant de cette dématérialisation.
Voilà un bouquin qui secoue en mettant le bon mot sur des réalités gênantes : pour beaucoup, nous sommes devenu·es des alternuméristes. Moi qui me définis comme technocritique, qui ai détesté batailler contre des techno-béat·es de toutes sortes (1), me voilà forcée de constater que je fais partie de cette troupe. Je conseille autour de moi de quitter Twitter sans le faire tout à fait moi-même, de ne pas poster des photos de 2 Mo (d’ailleurs on n’y voit rien, c’est trop grand) et de refuser de se donner corps et âmes aux GAFA sous prétexte que « C’est pratique. » Je donne presque tous les ans à Framasoft qui met à disposition des outils libres et accessibles. Je dois me rendre à l’évidence… Ce n’est pas tant une question d’usage intense d’Internet ou de personnalité trop communicante que de désespoir et de résignation, il faut l’avouer. Les nouvelles du monde me donnent froid dans le dos, de la reconnaissance automatique des visages, trop peu contestée, aux objets connectés, assistants personnels, compteurs connectés et 5G qui promettent des enfers aseptisés. Mais la raison principale pour laquelle je ne m’élève plus trop bruyamment contre l’envahissement de nos vies par le numérique, c’est que je crois la cause perdue. Certes nous sommes encore quelques troupes pour nous inquiéter de la nouveauté. Mais l’existant est devenu acceptable, que ce n’est pas désirable, dans les têtes et dans les structures sociales tenues de main de maître par des États prédateurs et des géants économiques qui à côté ont l’air presque plus philanthropes. J’aimerais remettre en cause l’existant, cantonner strictement le numérique aux usages qu’avait il y a quarante ans le papier (dans les bureaux, les administrations, mais pas pour remplacer les cahiers des fermes ni des écoles). Mais une technique existe ou n’existe pas, tous ses usages se déploient sans qu’il soit possible de choisir entre eux… en particulier dans une société de marché. Il semble donc désormais, pour la plupart d’entre nous, même ultra-politisé·es, impossible de penser une déprise radicale du numérique. Nous nous réfugions dans un alternumérisme plus ou moins optimiste.
L’existence de ce petit livre, qui fait déjà couler un peu d’encre, me rassure un petit peu. La rencontre avec ses lectrices et futurs lecteurs nous redonnera-t-elle du courage de remettre en cause non plus les excès du numérique mais notre dépendance ? Lisez et faites lire Contre l’alternumérisme ou prenez-en connaissance au moins par cette excellente critique (de l’alternumérisme : d’autres numériques sont-ils possibles ?) :
http://www.internetactu.net/2020/02/13/de-lalternumerisme-dautres-numeriques-sont-ils-possibles/
(1) Je conseille ce bel exemplaire de crétinerie technophile dans un dossier coordonné par Florent Marcellesi sur la démocratie.
(2) Lire « À Joigny, la CPAM a fermé du jour au lendemain » et désespérer des plus acerbes des technocritiques !
https://blog.ecologie-politique.eu/post/Contre
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Je ne veux pas d’une vie entièrement numérique
Dans la nuit du 16 au 17 février, dans la vallée de la Drôme, le feu a détruit un poste répartiteur d’Orange. Comme huit mille abonnés, notre chroniqueuse s’est réveillée sans téléphone fixe ni portable, sans wifi ni 4G. L’occasion de s’interroger sur la place du numérique dans nos vies.
Ce 17 février était un mercredi, jour de marché, haut lieu de circulation d’informations dans le Diois. On y apprit l’incendie de Crest. La première réaction spontanée, disons-le, fut un sentiment de jubilation, celle de l’irruption d’un imprévu dans cette période qui en manque tant. Et puis le penchant technocritique en nous était ravi de ce grippage des rouages du numérique qui régissent nos vies. Surtout depuis un an où tous les échanges transitent par les écrans et où la « visio » commence à nous flanquer des allergies.
En ville, certains distributeurs de billets ne fonctionnaient plus, les paiements par carte bleue non plus. Le buraliste se désolait de ne plus pouvoir vendre de jeux à gratter. Les fumeurs cherchaient nerveusement des pièces dans le fond de leur poche pour s’acheter un paquet. Des restaurateurs, déjà fermés pour cause de Covid, ne recevaient plus les commandes à livrer. Les commerçants sur le marché écrivaient des reconnaissances de dette sur des bouts de papier. On naviguait entre exaspération et joyeux bazar.
L’exercice est édifiant sur l’omniprésence du numérique dans nos vies. Il a suffi d’un incendie pour paralyser une grande partie de l’activité. Mais il faisait beau ce jour-là et il planait un parfum d’école buissonnière, celui des jours chômés en milieu de semaine. Le plaisir enfantin de l’événement impromptu qui reporte les devoirs, avec une excuse en or.
On avait à peine eu le temps d’entrevoir une autre manière de s’organiser, que la récréation était terminée
Un mince filet aléatoire laissait filtrer quelques textos, on en profitait pour décaler les rendez-vous prévus et le reste de la journée se passa loin des écrans, pour la première fois de l’année. On redécouvrait le jardin qui avait sommeillé loin des mains tout l’hiver. Il restait quelques noix à glaner, de menus travaux à effectuer qu’on avait laissés de côté, les framboisiers à tailler. Le pêcher laissait deviner les futures fleurs à travers ses bourgeons. On avait presque l’impression de renaître.
Quelques réflexes subsistaient néanmoins et ils sont coriaces. Un coup de fil à passer ? On décrochait le téléphone pour entendre un message de panne. Un renseignement à chercher sur un citronnier malade ? On saurait plus tard. Un tour sur Internet pour trouver les sous-titres d’un film qu’on se proposait de regarder ce soir ? On ferait sans.
Le lendemain, quand on reçut le message d’Orange nous indiquant qu’il allait falloir attendre le 3 mars, on faisait moins les fiers. Deux semaines sans aucun réseau, quand on travaille de chez soi, ça commence à être compliqué. Ce fut la razzia chez le revendeur local de boîtiers relais qui transforment la 4G en wifi, en se connectant chez un opérateur qui lui n’avait pas été touché par l’incendie. Dans la queue des clients, le stress était palpable. Tout le stock s’écoula rapidement et beaucoup repartirent les mains vides. Mais surprise, juste au moment de brancher le boîtier convoité, le réseau revint. Tout. Le fixe, le mobile, le wifi, la 4G. Et on reçut en simultané un texto d’Orange, navré de nous apprendre qu’il allait falloir attendre le 12 mars pour la réparation de la panne. Alors que tout fonctionnait de nouveau. Méfiants, on se dit qu’on allait quand même garder le boîtier.
Avec le retour du réseau, une avalanche de courriels, de notifications, de messages et de stress débarqua sur les fils, les applications, tous les moyens possibles et imaginables que l’on trimballe désormais dans ce petit rectangle de 20 cm sur 10. Et là on se dit que la reconnexion était arrivée trop tôt, ou trop tard. On avait à peine eu le temps d’entrevoir une autre manière de s’organiser, que la récréation était terminée.
En allant faire un tour sur les fils d’actualité de la presse quotidienne régionale, on n’en apprit pas beaucoup plus sur les incendies. En revanche, le registre sémantique utilisé était notable. Certains parlaient de « feu criminel » et de « prise d’otages ». Les articles évoquaient la sempiternelle « ultragauche » et rappelaient qu’une centaine d’antennes relais avaient été dégradées l’année dernière, sans mention des causes ni des revendications.
Je n’ai pas envie de m’adapter à une vie entièrement numérique
Bien sûr, on n’était pas tous logés à la même enseigne face à la panne. Les équipes du centre hospitalier de Crest notamment, privées de téléphone, n’ont pas dû ressentir un gramme de jubilation. Mais cela justifiait-il de titrer sur des abonnés « pris en otage » ? Il y a un profond malaise à voir utilisées des expressions comme celle-ci, tout comme « Khmers verts » ou « ayatollahs de l’écologie ». Issus d’une réalité dramatique, employés à tort et à travers par des politiciens sans vergogne, ces termes devraient être proscrits de tout procédé journalistique.
Mais examinons cette rhétorique de plus près : dès le début de l’interruption, un texto nous a informés que les services d’urgence restaient joignables. Le réseau passait. Il est d’ailleurs resté disponible pour les autres opérateurs. Ce qui a empêché les appels au CHU de Crest de passer et les commerces de fonctionner, c’est qu’ils n’étaient pas chez le « bon » opérateur. Une question devrait s’imposer, qui n’est nulle part évoquée : celle de la dépendance du fonctionnement des services publics et établissements de santé au bon vouloir d’opérateurs privés, qui se découpent le territoire en fonction de parts de marché depuis le démantèlement de l’opérateur public. Il était tout à fait possible de fournir une couverture réseau aux services essentiels, comme cela a été fait pour le 15 et le 18. L’incendie n’est qu’une cause immédiate et conjoncturelle qui aurait pu être contournée, une manière commode de ne pas s’interroger sur les causes structurelles.
Vivre en zone rurale, c’est bien souvent devoir composer avec une connexion défaillante. Les interruptions de réseau ne sont pas rares dans notre village. La connexion va et vient, certains jours plus que d’autres. On apprend à être patient et on s’organise en conséquence, en reportant ce qui peut attendre et en se rendant compte in fine que peu de choses sont réellement graves et urgentes. C’est parfois pénible, mais aussi émancipateur par bien des aspects. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours décliné les invitations à signer les nombreux appels adressés à Orange, demandant à l’opérateur de mieux se déployer jusqu’aux coins les plus reculés.
Parce que je ne peux m’empêcher de penser aux personnes électrosensibles pour lesquelles vivre loin des ondes est une question de santé et de survie. Parce que je n’ai pas envie de m’adapter à une vie entièrement numérique, elle l’est déjà bien assez. Parce que je suis effrayée du temps que passent nos enfants devant les écrans, aliénés à la dopamine et aux écrans de publicité. Parce que j’aime l’idée qu’il reste des endroits où le réseau ne passe pas, des espaces de liberté et de repos où aucune notification ne vient vous rappeler à l’ordre ni à la société. Parce que j’ai protesté contre le projet de la Région d’installer des relais wifi en montagne derrière chaque rocher. Parce que je tiens au droit à s’échapper de l’emprise des technologies qui nous traquent et qu’avec le projet de loi Sécurité globale, vivre loin des réseaux sera peut-être le seul moyen de ne pas être sans cesse surveillés. Parce que le numérique véhicule l’illusion de l’immatériel tout en consommant des quantités astronomiques de matière et d’énergie qu’on devrait de toute urgence économiser. Et parce que j’ai connu le temps où on faisait sans et qu’un jour peut-être il faudra de nouveau s’en passer.
Que savons-nous encore faire nous-mêmes, sans la béquille des réseaux ?
Comment ferons-nous, alors qu’avec le monde désormais à portée de clavier, nous n’ouvrons plus un dictionnaire, que nous ne mémorisons plus la date d’un film ni une recette de cuisine, que les « tutos » ont remplacé la transmission de gestes séculaires ? Que savons-nous encore faire nous-mêmes, sans la béquille des réseaux ? Quand on songe que les infrastructures ferroviaires, les réseaux d’approvisionnement en eau ou en électricité sont pilotés à distance et régis par des algorithmes, le vertige devrait nous saisir. Notre dépendance au numérique est certainement une de nos plus grandes vulnérabilités.
Cet épisode en a été la démonstration. En novembre 2019 déjà, des chutes de neige avaient privé trois cent mille foyers d’électricité dans la région. Qu’elle soit d’origine volontaire, accidentelle ou naturelle, chaque panne devrait nous fournir matière à réflexion et, plutôt que de réclamer une couverture accrue et son accélération avec la 5G, nous inciter à nous émanciper du tout-numérique, à regagner une marge d’autonomie et donc de sécurité.
Ce matin, deux mille huit cents abonnés sont encore privés de téléphone et d’Internet. Et les textos d’Orange continuent d’être désolés. Sur un site de presse locale, le témoignage de la personne qui a alerté sur l’incendie est précédé d’une publicité Orange à l’ironie mordante. Il s’agit d’un spot vidéo qui dénonce les « dérives du digital » auprès des jeunes, avec un programme intitulé « MDR » pour « manque de repères ». Il est aujourd’hui impossible de vivre sans numérique. Impossible de l’éradiquer de nos vies. Mais faut-il vraiment pour autant apprendre à « vivre avec » ? À défaut de s’en passer, peut-on au moins éviter d’y noyer nos vies ?