Les inquiétudes de deux experts de la transition énergétique
Ils s’alarment de l’absence de réflexion sur le boum de consommation énergétique et les risques économiques que représente le déploiement de la 5G
Cela fait maintenant quelques semaines que le processus d’attribution des fréquences nécessaires aux réseaux 5G est lancé. Comme pour beaucoup d’autres sujets « tech », ce déploiement semble aller de soi, sur la seule base de l’affirmation maintes fois entendue qu’il s’agit d’un enjeu stratégique et d’un projet industriel majeur.
Mais, ce faisant, ne sommes-nous pas en train de confondre, comme un gamin excité à la veille de Noël, ce qui est nouveau avec ce qui est utile, ce qui semble urgent avec ce qui est important ? Est-il normal, maintenant que la décarbonation est dans tous les esprits, que la mise en place de la 5G ne s’accompagne en France d’aucune évaluation mettant en balance le supplément de service rendu avec les inconvénients environnementaux additionnels – car il y en a ?
Et, alors que les effets négatifs de la « prolifération numérique » sur le bien-être personnel – notamment des enfants – et le bien vivre collectif commencent à être bien documentés, devons-nous en rajouter sans même prendre le temps de savoir dans quoi nous nous lançons ? Parlons énergie, d’abord : 65 % de la consommation énergétique directe d’un opérateur mobile vient du fonctionnement des équipements fournissant la couverture radio.
Une forte demande de consommation d’énergie
Or, il y a aujourd’hui un consensus pour dire qu’un équipement 5G consomme trois fois plus qu’un équipement 4G, et qu’ajouter des équipements 5G aux sites existants (2G, 3G, 4G) conduira à doubler la consommation du site (5G Telecom Power Target Network Whitepaper, Huawei, septembre 2019). Par ailleurs, avec la 5G il faudra trois fois plus de sites qu’avec la 4G pour assurer la même couverture, conformément aux souhaits du gouvernement.
Au final, avec ce déploiement la consommation d’énergie des opérateurs mobiles serait multipliée par 2,5 à 3 dans les cinq ans à venir, ce qui est cohérent avec le constat des opérateurs chinois, qui ont déployé 80 000 sites 5G depuis un an. Cet impact n’a rien d’anecdotique puisqu’il représenterait environ 10 TWh supplémentaires, soit une augmentation de 2 % de la consommation d’électricité du pays.
A cela il faudra rajouter l’énergie nécessaire à la fabrication des éléments de réseau, et surtout à la production des milliards de terminaux et d’objets connectés que nous souhaiterons relier via ce réseau, et dont le Consumer Electronics Show 2019, qui se termine le 10 janvier, a fait à nouveau étalage. L’énergie nécessaire à la fabrication des terminaux, serveurs, et éléments de réseau représente trois fois l’énergie de fonctionnement des réseaux, hors data centers.
Une augmentation du coût des réseaux des opérateurs
Alors qu’une augmentation de la durée d’utilisation des smartphones serait centrale pour réduire leur empreinte carbone, l’apparition de la 5G accélérerait leur remplacement, pour le plus grand bonheur des fabricants d’équipements et le plus grand malheur de notre balance commerciale, puisque tout est importé.
Est-ce la bonne direction que de faire fortement augmenter l’empreinte énergétique – donc carbone – de notre système de communication, quand les économies d’énergie sont à encourager au nom d’un autre objectif national, lui inscrit dans la loi, la neutralité carbone ? Et que cette explosion d’objets connectés soit bonne pour l’efficacité énergétique reste à prouver…
Sur le plan économique, le bilan ne sera pas nécessairement plus rose : l’achat des fréquences, la multiplication d’équipements radio énergivores, le redimensionnement de l’environnement électrique des sites qui en résulte, le passage en très haut débit du réseau « backhaul » (qui relie le réseau principal aux réseaux secondaires) vont augmenter les coûts de réseau des opérateurs de 60 % à 300 % selon une étude de McKinsey (The road to 5G : The inevitable growth of infrastructure cost, février 2018), corroborée par les calculs de l’association d’opérateurs GSMA (5G-era Mobile Network Cost Evolution, 28 août 2019).
Le déploiement de cette nouvelle technologie va de pair avec de nouveaux risques
En face, les revenus des opérateurs ne vont probablement pas suivre, puisque les services offerts lors de l’introduction des forfaits 5G seront… les mêmes qu’aujourd’hui ! Il sera compliqué de faire payer la seule réduction des temps de téléchargement, ou la moindre détérioration des débits dans les zones très fréquentées. Les espoirs des opérateurs reposent sur des solutions de type industrie 4.0 à destination des entreprises, mais d’autres technologies (Wifi, Sigfox, LoRa, NB-IOT, LTE M, etc..), moins coûteuses et déjà en place depuis plusieurs années, constituent des alternatives crédibles pour un grand nombre d’usages à base d’objets connectés (IoT).
Enfin, le déploiement de cette nouvelle technologie va de pair avec de nouveaux risques. De cybersécurité, d’abord, en raison de la multiplication des points d’entrée qu’elle favorise, créant une infrastructure à la fois plus décentralisée et plus « logicielle ». Les mesures de protection actuelles ne seront pas nécessairement adaptées (EU coordinated risk assessment of the cybersecurity of 5G networks, NIS Cooperation Group, octobre 2019)
D’interférence avec d’autres usages, ensuite. Ainsi, l’utilisation à trop forte puissance de fréquences dans la bande 26 GHz par la 5G pourrait perturber les satellites météorologiques, alors même que la fréquence et l’intensité des évènements extrêmes s’accroît.
D’augmentation de la fracture numérique, enfin : dans un pays pourtant dense et peu étendu comme les Pays Bas, la couverture des zones les moins denses, regroupant 30 % de la population, représenterait 75 % des coûts du réseau, alors que ces territoires sont précisément ceux où cette technologie est censée amener des bénéfices en termes de services de santé et autres (Assessing the capacity, coverage and cost of 5G infrastructure strategies : Analysis of the Netherlands, Edward Oughton, Zoraida Frias, Sietse van der Gaast, Rudolf van der Berg, janvier 2019). Des opérateurs privés n’ayant aucune obligation de service public vont-ils payer ? Sinon, qui ?
Pour une fois, ne devrions-nous pas nous demander avant d’agir si la mariée est si belle, plutôt que de foncer tête baissée au motif que d’autres l’ont fait avant nous, pour ensuite réaliser que nous aurions dû consacrer notre temps et nos moyens à d’autres priorités ?
Hugues Ferreboeuf (Directeur du projet « sobriété » au Shift Project, groupe de réflexion sur la transition énergétique.) et Jean-Marc Jancovici (Président du Shift Project, professeur à l’Ecole des Mines Paris Tech.)
Le monde