Les mobilisations des agriculteurs reprennent, preuve que rien n’est réglé depuis les dernières
Bien sûr, toutes et tous ne se retrouvent pas sur la même approche, entre ceux qui s’incrivent dans les revendications de la FNSEA et du syndicat des Jeunes Agriculteurs, de la Confédération Paysanne et de la Coordination rurale. Mais beaucoup dénoncent un « ras-le-bol des normes, de l’administratif » (d’après Reporterre, pour 49 % des 1 434 chefs d’exploitation interrogés en avril 2024).
La technologisation qui en résulte est le nouvel avatar de l’agro-industrie, complémentaire des pesticides et de la génétique. Nous reprenons ci-dessous :
- un article de Médiapart, qui présente le quotidien d’agriculteurs « 4.0 », lesquels subissent le diktat du numérique et du pistage à tous les étages.
- les liens vers une série de quatre articles du site Reporterre qui avait documenté cette orientation.
- lors de notre convention en septembre 2023, un atelier a travaillé sur ces questions. Un des participants était membre de l’Atelier paysan, « coopérative d’auto-écoconstruction d’outils agricoles », justement opposée à la numérisation.
Des agriculteurs écrasés par la paperasse et contrôlés par satellite
(article Médiapart du 01/02/2024)
La simplification administrative est l’une des revendications des agriculteurs. Les aides de la PAC, essentielles, s’accompagnent de contraintes de plus en plus complexes et de nombreux contrôles. Récits de deux éleveurs bio.
Agen (Lot-et-Garonne) – Karine Moinet sort ses classeurs, épais, bourrés à craquer. Elle les étale sur la table de la cuisine, sûre de son effet. Elle conserve ses archives précieusement, depuis leur installation avec son mari, Pierre, en 2005. « Parce qu’on ne sait jamais. L’Agence de services et de paiement (ASP), qui contrôle nos exploitations, nous a déjà demandé les preuves d’achat de nos semences sur les six dernières années. »
Le couple d’éleveurs perçoit 30 000 euros d’aides de la politique agricole commune (PAC) chaque année. Sans ces subventions publiques, ils ne pourraient pas se verser, à deux, des revenus de 1 000 et 1 200 euros par mois. Ils élèvent environ 50 vaches laitières en bio, nourries uniquement à l’herbe et au foin de l’exploitation, qui s’étend sur 100 hectares à Monbahus, dans le sud du département.
« On ne se plaint pas, disent-ils, la moitié des agriculteurs vivent du RSA et on est passés par là. » « L’intérêt de cette vie, c’est la liberté. Mais avec la PAC, on se retrouve avec un bracelet électronique. »
Victor Martinchazal élève de son côté, lui aussi en bio, 30 vaches, sur 54 hectares. Adhérent de la Confédération paysanne, il assure que « la simplification est une revendication de tous les syndicats agricoles ». Car, selon lui, « le travail administratif ne fait que monter graduellement ».
Il aimerait montrer le portail numérique Telepac. Mais à l’endroit, à l’envers, ponctuations avant ou après, il ne parvient pas à retrouver ses codes, parce qu’ »il faut les changer tous les six mois ». Difficulté supplémentaire : à Lascombes, un lieu-dit perché au dessus de Villeneuve-sur-Lot, au milieu d’un paysage de « combes » – des petites collines et des vallées encaissées –, la 4G va et vient, selon le sens du vent.
« Internet sautait en plein milieu de notre déclaration« , soupire l’éleveur. Depuis un mois, il est enfin relié à la fibre, encore poussive. « C’est sûrement bien plus efficace que toutes les mesures de simplification annoncées par Gabriel Attal », rigole-t-il.
À la lecture du compte de résultat de l’éleveur, il n’y a pourtant pas de quoi rire, plutôt de quoi être « écœuré », s’énerve Clémence, la femme de Victor, esthéticienne à son compte dont les revenus font largement vivre leur famille. Le compte de résultat de l’exploitation, du 1er avril 2022 au 31 mars 2023, affiche 75 000 euros de charges et 5 380 euros de résultat. « N’importe quelle entreprise qui affiche un tel résultat ferme« , reconnaît l’éleveur. Il gagne aujourd’hui environ « 400 euros net par mois ».
Ses 38 000 euros d’aides de la PAC lui permettent de garder tout juste la tête hors de l’eau. « Ces aides deviennent de plus en plus compliquées à atteindre« , constate-t-il. Pour lui, « c’est clairement fait pour décourager les agriculteurs de les percevoir« .
Des contrôles par satellite
Les trois éleveurs et éleveuse ont la particularité de cumuler les contraintes liées à l’élevage et aux cultures. Tous trois, en plus de leur troupeau, cultivent essentiellement de l’herbe sur leur terre, mais aussi des céréales – blé, maïs, luzerne –, ainsi que des melons et de l’ail pour Victor Martinchazal. Ils doivent aussi se conformer à la certification bio : « Mais celle-là, on l’a choisie, on s’y plie plus volontiers« , explique l’éleveur.
Dans la déclaration PAC, les parcelles doivent être cartographiées par les agriculteurs et agricultrices jusqu’aux « bandes tampons le long des cours d’eau, aux haies, aux mares et retenues d’eau », explique Agnès Chabrillanges, directrice de la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne.
Les agriculteurs doivent ensuite annoncer, à l’are près, les cultures qu’ils prévoient sur leurs parcelles. Ils doivent encore se conformer à des règles d’assolement des terres, c’est-à-dire la rotation des cultures. « Ils doivent indiquer leurs précédentes cultures, la date des semences, les couvertures des sols, imposées à des dates différentes selon le type de culture, énumère Agnès Chabrillanges. Il leur faut encore préciser les surfaces en jachère. »
« Tout cela marche très bien dans un bureau, soupire Victor Martinchazal. Mais dans la réalité, il y a la météo. Quand il fait très sec, on ne peut pas travailler les sols. Et cet automne, on a eu 500 millimètres de pluie et on n’a pas pu planter de blé. Leur calendrier, on ne peut pas le tenir. »
Depuis 2023, la réalité de ces déclarations est contrôlée par satellite. « Si la direction départementale des territoires (DDT) repère une anomalie par satellite, alors les services de l’Agence de services et de paiement (ASP) contactent les agriculteurs. Ils doivent se justifier et transmettre une photo pour prouver leur bonne foi », précise la directrice de la chambre d’agriculture.
Karine Moinet donne un exemple : « Si on fauche plus tôt que prévu, ils le voient sur les photos satellites, et ils nous demandent des explications.«
Il lui faut aussi déclarer son plan d’épandage de fumier ou de lisier – et de produits phytosanitaires pour les agriculteurs conventionnels –, qui doit préciser les quantités prévues, calculées à partir « d’une analyse des terres, notamment de la concentration d’azote », indique l’éleveur de Lascombes.
70 % du territoire lot-et-garonnais sont classés en « zone vulnérable » aux nitrates. Sur ces terres, l’épandage doit avoir lieu à des dates précises. Karine et Pierre Moinet montrent un calendrier fait de cases rouges, lorsque l’épandage est interdit, ou vertes, quand il est autorisé. Les périodes d’épandage diffèrent selon le type de culture : de juillet à janvier ou février selon le type de maïs cultivé, de septembre ou novembre à janvier pour les différents types de colza, etc.
L’épandage est aussi soumis à la météo. Il est interdit quand il pleut ou s’il y a trop de vent. Et l’ASP recoupe les dates indiquées sur le cahier d’épandage tenu par les agriculteurs avec les données de Météo-France. La directrice de la chambre d’agriculture, Agnès Chabrillanges, ne peut retenir un fou rire : « Pour épandre, le vent ne doit pas souffler à plus de 19 kilomètres par heure, quand les feuilles des arbres s’agitent… » Karine et Pierre Moinet s’étranglent : « On n’est pas bêtes, on n’épand pas sous le vent ou sous la pluie… »
Le bruissement des soies du maïs
Certaines cases du calendrier d’épandage sont barrées d’un trait noir, soit la « période où l’épandage peut être autorisé sous conditions dans les zones vulnérables pour les exploitations agricoles dans un projet d’accroissement des capacités de stockage des effluents d’élevage sous réserve de signalement à l’administration« . Deux gouttes d’eau ornent encore certaines cases rouges : « En présence d’une culture irriguée, l’apport de fertilisants azotés de type III est autorisé jusqu’au 15 juillet et sur maïs irrigué, jusqu’au bruissement des soies du maïs. »
Karine et Pierre Moinet sont incrédules, tout autant que la directrice de la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne, dont l’une des missions est d’aider les agriculteurs à respecter ces mesures environnementales : « Là, c’est trop technique pour moi… L’administration emploie un langage incompréhensible. On essaie de traduire. En réalité, tout est fait pour que les agriculteurs fassent des erreurs. »
Et toute erreur, au moment du contrôle sur l’exploitation par l’ASP, est sanctionnée : « Les agriculteurs peuvent perdre de 2 % à la totalité des aides de la PAC« , indique la directrice. « Ceux qui perdent 50 ou 100 % de leurs aides ne s’en remettent pas« , assurent Karine et Pierre Moinet.
Tout cela est comparable à l’agriculture de l’URSS, mélangé avec du libéralisme. Victor Chazalmartin, éleveur et céréalier
Victor Chazalmartin a planté des haies sur ses terres, qui donnent aussi droit à des aides. Il s’est pour cela plié à seize règlements européens qui obligent à de très nombreuses déclarations. Il énumère, et en oublie : » À la chambre d’agriculture, à la DDT, la Fédération des chasseurs, à la mairie, au département si on est au bord d’une route départementale, à l’Office national de la biodiversité… Il faut mesurer leur longueur et leur largeur. On perd le bon sens. Tout cela nous coûte en temps et nous fait perdre de la surface travaillée. »
Il se pose aussi la question de l’intérêt des haies sur son « terroir« . Elles sont censées empêcher l’érosion des sols par les pluies : « Le Lot-et-Garonne, ce n’est pas la Beauce. On a de petits champs, des bois, des bosquets, beaucoup d’arboriculture. Les sols sont tenus, même en élevage où ils sont la plupart du temps en herbe. »
Les aides à la biodiversité lui paraissent tout aussi « contre-productives parce que décourageantes. Il faut déclarer le moindre arbre sur une parcelle, l’extraire de la surface. Si on atteint 3 ou 7 % de surface d’intérêt environnement – les haies, les arbres –, on a droit à une aide« .
L’élevage des vaches est soumis aux mêmes exigences. Les bêtes doivent être bouclées aux deux oreilles : « Dès qu’on en perd une, il faut la recommander immédiatement. Car si la vache perd la deuxième et qu’on doit en recommander deux, on est contrôlés », expliquent Karine et Pierre Moinet. Les bovins ont leur passeport, qui indique leur numéro d’immatriculation, celle de la mère, et leur date de naissance.
Les éleveurs tiennent aussi un cahier de tous les événements du troupeau : la naissance d’un veau, l’insémination d’une vache, un décès, les vaccinations et dépistages, une maladie et ses traitements, l’heure du départ et de l’arrivée du transport à l’abattoir, la destination et le transporteur.
« Ce n’est pas la peine d’imposer toutes ces normes aux agriculteurs, estime Victor Martinchazal. Il faut leur expliquer dans quel sens il faut aller, et leur assurer des revenus décents. Après la guerre, quand on a dit aux agriculteurs qu’ils devaient augmenter leur productivité pour nourrir la France , ils l’ont fait, sans suivre un calendrier d’épandage. Tout cela est comparable à l’agriculture de l’URSS, mélangé avec du libéralisme. Mais au moins les soviétiques assuraient un revenu à leurs paysans.«
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Dans l’agriculture
- Les outils sont calibrés pour la productivité mais pas pour coller à la réalité.
- Le numérique et la bureaucratisation se justifient l’un l’autre. Les agriculteurs doivent utiliser des smartphones tout le temps pour que la PAC puisse vérifier leur déclaration sur l’état de leur parcelle, ce qui n’existait pas avant (il n’y avait qu’une vérification physique une fois par mois) et c’est du boulot en plus pour les paysans qui ne sert à rien, imposé par l’administration.
- En général, dans la société, une certaine forme de bureaucratisation est nécessaire pour que tout fonctionne (exemple de la SCNF pour que les trains soient à l’heure). Mais la bureaucratisation peut prendre différentes formes et avec le numérique on assiste à une mise sous plateforme de l’État, ainsi qu’à un renforcement du contrôle et de la surveillance des travailleurs (management, outils numériques de surveillance).
- Il faut pouvoir nous réapproprier le travail en exigeant de pouvoir choisir nos modalités de travail. Le numérique tout dépend de ce qu’on en fait, si c’est au service de l’humain ou des entreprises, mais pour l’instant il est surtout au service des entreprises.
- Le numérique est aussi un mode de diffusion de l’information qui a été utile dans l’organisation et le développement de plusieurs mouvements sociaux (Gilet Jaunes, Printemps Arabes, émeutes dans les banlieues…). Mais c’est également un outil de surveillance qui se retourne contre les militants (utilisation des photos et des vidéos mis en ligne pour procéder à des arrestations). Il est également de plus en plus censuré. De plus, au sein des mouvements sociaux il a aussi montré ses limites (c’est parce que les Gilets Jaunes se sont retrouvés physiquement qu’ils ont pu lancer un mouvement et le faire tenir dans la durée).
Il reste toutefois un moyen de communication intéressant à des échelles plus grandes (pays, monde). - Le numérique a aussi des impacts écologiques (exploitations de minerais, pollution des sols, assèchement des nappes phréatiques) et sociaux (exploitation de la misère à l’autre bout du monde) à prendre en considération. Le numérique détruit le lien humain mais aussi le lien humain-animal-végétal.
Revendication de droits nouveaux
Droit au refus du contrôle subi et accès au données : surveillance des parcelles agricoles pour la PAC qui va se faire dorénavant par satellite (plutôt que par la déclaration de l’agriculteur·ices), géo-localisation des engins agricoles par des multinationales comme John Deere, puçage des animaux etc.
Actions envisageables
1. Information et sensibilisation des scolaires en lien avec la restauration (scolaire et collective). Les profs de SVT, d’histoire, de langues, etc. Il faut informer les élèves des enjeux de l’agriculture.
2. Action auprès des SAFER : les collectivités locales présentes dans les SAFER devraient porter les politiques publiques face aux enjeux fonciers.
3. Le numérique ne peut pas être décorélé de la taille des exploitations. Si l’on veut se passer du numérique il faut diminuer la taille.
4. Créer un « parlement des technologies paysannes ». L’idée est reprise du livre Reprendre la terre aux machines – Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, l’Atelier Paysan, mai 2021, Editions du Seuil.
5. Actions sur (contre) des fermes expérimentales et des salons pros
6. Actions de désarmement et de piratage.
7. Les agriculteurs peuvent devenir de plus en plus dépendants de certains services numériques.
8. Retirer les technologies numériques des aides aux agriculteurs : ne plus financer les outils technologiques, rediriger ces financements plutôt sur le nombre de travailleurs présents sur l’exploitation.
9. Agir sur la pénibilité du travail agricole : moins il y a de paysans, plus les fermes s’agrandissent et deviennent de vraies firmes, avec un travail de plus en plus important, assisté par des technologies (culture hors sol, robotisation, exosquelette etc.). Le travail agricole doit être moins pénible. La taille des fermes doit être limitée.
10. Droit au boycott de l’enseignement : par les enseignants en lycée agricole
11. Actions en faveur de l’agriculture paysanne et de l’augmentation du nombre de paysans-paysannes.