Qu’est-ce qu’IA ?

Différents articles parus dans le mensuel l’âge de faire ; notamment en novembre 2023

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Le premier article

L’intelligence artificielle porte très mal son nom, car elle n’a rien à voir avec l’intelligence. Elle dispose en revanche d’une phénoménale puissance de calcul, que certains veulent utiliser pour faire advenir une société organisée par algorithmes, ce qui signifie, en creux, une société inhumaine.

L’arrivée de ChatGPT a mis le monde en émoi. À travers cette application conversationnelle aux impressionnantes capacités, l’intelligence artificielle (IA) est née aux yeux du grand public. Elle ne date pourtant pas d’hier.

On peut en effet fixer sa véritable naissance à l’année 1955, à l’université de Dartmouth, dans le New Hampshire, aux États-Unis. Une vingtaine de scientifiques et d’informaticiens y sont alors réunis pour lancer les bases d’une nouvelle discipline visant, grosso modo, à reproduire informatiquement les facultés d’un cerveau humain. Ils appuient notamment leur ambition sur les travaux du mathématicien anglais Alan Turing. À l’époque, ça ne se sait pas encore, mais ce dernier a joué un rôle déterminant durant la Seconde guerre mondiale, en mettant au point des formules mathématiques permettant de déchiffrer les messages codés de l’armée nazie. (1) Des historiens vont jusqu’à dire que, sans lui, les combats auraient duré deux ans de plus. Tout ça pour dire que nous n’avons pas affaire à un guignol…

Or, après-guerre, ce même Turing va s’intéresser à l’informatique, en y mêlant une petite dose de philosophie : une machine peut-elle être consciente ?, s’interroge-t-il. Turing est en tout cas convaincu que, « d’une part, les productions de la pensée [peuvent] être reproduites par un calcul (…) et que, d’autre part, tout calcul pourrait être implémenté sur une machine ». (2) Quelques années plus tard, à Dartmouth, la vingtaine de scientifiques émet le souhait de se lancer dans des travaux de recherche sur le sujet.

L’un des organisateurs de la réunion, John McCarthy, propose alors le terme d’« intelligence artificielle » pour qualifier ce domaine de recherche. Adopté !

Ceci expliquant sans doute cela, parmi les participants ayant validé cette appellation,

aucun n’était issu des neurosciences, remarque l’essayiste Éric Sadin : « Ils ne détenaient qu’une connaissance lacunaire de la structure cérébrale, raccordant des schémas très sommaires, assez grossiers, à leurs hypothèses.

En réalité, le principe d’une intelligence computationnelle modélisée sur la nôtre est erroné car l’une et l’autre n’entretiennent presque aucun rapport de similitude. » (3)

Une montre connectée à chaque poignet, Luc Julia, l’un des concepteurs de l’assistant Siri, ne dit pas autre chose. Selon lui, les scientifiques réunis à Darmouth ont fait une sortie de route sémantique en parlant d’intelligence, même artificielle. À l’origine de leur erreur, ils pensaient avoir réussi à définir mathématiquement un neurone.

« Si on a un neurone, on peut modéliser un réseau de neurones. Si on a un réseau de neurones, on peut modéliser le cerveau. Si on peut modéliser le cerveau, on peut modéliser l’intelligence… Évidemment, poursuit-il, le raisonnement que je viens de faire est complètement stupide. » (4)

TAYLORISATION DE LA PSYCHÉ HUMAINE

En effet, l’intelligence animale – humaine comprise – n’est pas un algorithme dont la cervelle serait le disque dur.

C’est un fonctionnement complexe, encore très largement méconnu et mystérieux. D’ailleurs, qu’est-ce que l’intelligence humaine ?

Des philosophes tentent de la définir depuis des siècles et ce n’est pas ici qu’on tranchera la question. Ce n’est pas non plus demain, ni après-demain, que des petits gars et des petites nanas, même domiciliées en pleine Silicon Valley, parviendront à la reproduire sur des plaques de silicium. En somme, en dépit de ses impressionnantes capacités (lire p. 10), ChatGPT n’est pas « intelligent ».

Le terme se révèle donc inapproprié. Mais alors, de quoi parle-t-on ? Yann Le Cun, chercheur en IA travaillant actuellement pour Meta (Facebook), en donne la définition suivante : « On pourrait dire que l’intelligence artificielle est un ensemble de techniques permettant à des machines d’accomplir des tâches et de résoudre des problèmes normalement réservés aux humains et à certains animaux ». (5) Tout simplement ? Une simple calculatrice semble correspondre à cette définition. Voire un briquet…

Le Journal Officiel se montre plus précis : « Champ interdisciplinaire théorique et pratique qui a pour objet la compréhension de mécanismes de la cognition et de la réflexion, et leur imitation par un dispositif matériel et logiciel, à des fins d’assistance ou de substitution à des activités humaines. » On se rapproche, sinon de la bonne définition de l’IA (qui n’est pas établie), du moins de l’idée que nous en avions en préparant ce dossier : exit le briquet, on pense alors plutôt à l’aide au diagnostic médical, à la traduction automatique, au pilotage automatique d’un avion… L’angle se resserre, mais l’IA qui nous intéresse dans ce dossier va encore plus loin, en cela qu’elle ne se cantonne plus à quelques tâches hyper spécialisées dans quelques milieux professionnels : constituée de supercalculateurs et d’algorithmes toujours plus évolués, ayant à sa disposition une quantité de données (datas) toujours plus gigantesque, elle semble sur le point de s’étendre à toutes nos activités et de nous atteindre tous et toutes, collectivement aussi bien qu’individuellement, de façon permanente. Dès aujourd’hui, « les algorithmes jouent à l’échelle de la société dans son ensemble le rôle qui fut hier celui de la chaîne de montage dans l’organisation du travail. Ce n’est pas seulement la gestion des corps qui est optimisée, c’est la psyché des humains qui est « taylorisée » », observait Daniel Cohen dans son dernier ouvrage (6). Sans grande surprise, les promoteurs de l’IA vantent ce qu’elle peut apporter en matière de santé et de sécurité – deux domaines généralement mis en avant lorsqu’il s’agit de faire accepter une nouvelle technologie. Mais le projet est plus vaste : mettre en place une organisation algorithmique – donc inhumaine – de la société. L’industrie avance, les politiques sont prêts. Et nous ?

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Notes

1 Cette histoire est racontée dans le film Imitation Game, de Morten Tyldum, sorti en 2014.

2 La Robotique et l’intelligence artificielle, de Dominique Lambert, éd. Jésuites, 2019.

3 L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, anatomie d’un antihumanisme radical, de Éric Sadin, éd. L’Échappée, 2018, désormais disponible en poche.

4 L’intelligence artificielle n’existe pas, conférence de Luc Julia visionnée sur l’internet mondial.

5 Cité par Dominique Lambert dans La Robotique et l’intelligence artificielle.

6 Homo Numericus, la « civilisation qui vient », de Daniel Cohen, éd. Albin Michel, 2022.

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Le dossier comporte quatre autres articles

  • « l’IA colonise le vivant » avec une intervention de Michel BENASAYAG

  • HUMAIN VS IA, LE MATCH

Encore plus incroyable que l’opposition Garry Kasparov / Deeper Blue en 1997, L’âge de faire vous présente, en exclusivité mondiale et interplanétaire, le match Nicolas Bérard / ChatGPT !

La règle : chacun doit rédiger un texte « d’environ 4 500 signes » traitant de la différence entre intelligence artificielle et intelligence humaine. Saurez-vous attribuer le bon texte à chacun ?

Et vous faire arbitre du match en désignant lequel des deux vous préférez ?

  • L’IA, PILOTE DU VAISSEAU SPATIAL TERRE ?

Alors que le développement extravagant du numérique a des conséquences environnementales désastreuses, c’est avec cette industrie que les dirigeants entendent gérer la catastrophe, en utilisant l’intelligence artificielle comme pilote.

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Un roman d’anticipation raconte la rencontre entre une jeune humaine et une machine, alors que les robots pourvus de conscience sont partis depuis des siècles se fondre dans la « nature sauvage ».