Sur le numérique

Réflexions avant les élections de ce dimanche

La remise en question du numérique

« Le numérique n’est pas un détail ni un simple outil. Il est une machinerie qui nous conditionne, nous transcende et modifie en profondeur notre rapport au monde et aux autres.

Il constitue le plus grand bouleversement de notre temps. Il ne peut y avoir déprise de conscience écologique sans lui opposer une remise en question radicale, d’autant qu’il n’a que quelques décennies.

Vouloir l’aménager ou y trouver des alternatives, c’est nier l’écologie. Une fois de plus, la décroissance porte en elle la pertinence, puisqu’elle est seule dans le paysage politique à oser une véritable critique de ce projet mortifère. »

Un consensus de toutes les tendances politiques

Lors des élections territoriales de 2021, le collectif décroissance-élections s’était déjà exprimé au sujet de la fracture numérique (1). S’il existe une thématique sur laquelle s’accordent d’une seule voix tous les mouvements et partis de la gauche la plus extrême à l’extrême la plus à droite, c’est bien celle du développement allouable au numérique.

Chantre actuel de la croissance économique, le numérique est entouré d’un imaginaire et de nombreuses croyances. Il est le plus souvent réduit à sa partie visible, c’est-à-dire « les terminaux numériques » (tablettes, smartphones et ordinateurs), tandis que son origine, les désastres environnementaux et les dégâts sociaux qu’il provoque sont peu évoqués, voire simplement tus.

Origine

L’Histoire du numérique demeure vague.

Si nous parlons d’un procédé de communication chiffrée et binaire (0 et 1), nous pourrions assimiler l’ancêtre du numérique à l’invention, en 1728, du système de la carte perforée de Jean-Baptiste Falcon.

Quoiqu’il en soit, il y a déjà méprise entre la machine et la technique. Les machines évolueront en permanence et seront de plus en plus sophistiquées, tandis que l’objectif visé par la technique demeure le même ; l’établissement de statistiques, la gestion de calculs ou d’informations, et ce d’une façon mathématique et réductrice de la réalité.

Aussi et par ailleurs, l’essor du numérique est intrinsèquement lié à celui de l’électricité, du machinisme, pour finalement se confondre avec celui de l’informatique en général.

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Si le terme de « révolution numérique » fait polémique, il y a bien eu grâce à ces avancées technologiques un développement de l’industrie sans précédent.

Loin du doux rêve hippie des années 1970, qui voyait dans l’informatique un moyen de communication mondial menant à une pacification totale de l’humanité, c’est dans les domaines militaires et industriels que s’est développée la cybernétique et la recherche de fusion entre l’être vivant et la machine.

De l’utilisation massive de machines mécanographiques Hollerith, que la firme américaine IBM fournissait à l’Allemagne nazie pour élaborer les statistiques menant à l’holocauste (2), au Certificat Covid Numérique de l’Union Européenne pour contrecarrer la pandémie de Covid-19, en passant par « les traders à haute fréquence » (HFT) permettant de traiter les transactions de la bourse en quelques nanosecondes, il faut saisir que le numérique appartient surtout à une logistique des flux, et donc à une gestion numéraire de la vie dans son ensemble.

C’est dans cette optique que la décroissance s’inscrit dans la mouvance technocritique (3) ; « la révolution numérique » ne pourrait pas se définir uniquement comme un ensemble de faits (l’invention de l’ordinateur, l’apparition d’internet, etc.), mais aussi comme une construction idéologique, au même titre que « le progrès ».

Une immatérialité bien matérielle

En matière d’écologie, la construction idéologique qui entoure le développement du numérique est mensongère dans son essence.

Depuis l’indéniable constat des ravages environnementaux provoqués par les différentes activités industrielles telle que la combustion des énergies fossiles, le numérique est loué par ses promoteurs comme un moyen de perpétuer ces mêmes activités sans affecter notre milieu.

Les technologies numériques seraient immatérielles, n’émettraient pas de carbone dans l’atmosphère, ne puiseraient presque aucune ressource naturelle et seraient ainsi les moyens, sinon LE moyen, de permettre une transition vers un monde « respectueux de l’environnement ».

Il faut bien admettre, et les alertes en ce sens ne font que pleuvoir ces dix dernières années,  que non seulement le numérique est dépendant des énergies fossiles, des métaux dits rares, mais surtout que sa conception est extrêmement polluante, et pire encore, qu’il accroît toutes les activités néfastes pour l’environnement qu’il prétend remplacer.

« L’ensemble des équipements numériques consomme aujourd’hui entre 10 et 15 % de l’électricité mondiale (…) Mais cette consommation double tous les quatre ans, ce qui pourrait porter la part du numérique à 50 % de l’électricité mondiale en 2030 – soit une quantité équivalente à ce que l’humanité consommait en… 2008, il y a simplement onze ans. (…)

On s’apprête à extraire de la croûte terrestre plus de métaux en une génération que pendant toute l’histoire de l’humanité. Il faut plus d’or, d’argent, de cuivre, il faut du tungstène et du lithium ; et il faut des « terres rares » (néodyme, yttrium, cérium). (…)

La séparation et le raffinage de ces éléments naturellement agglomérés avec d’autres minerais, souvent radioactifs, impliquent une longue série de procédés nécessitant une grande quantité d’énergie et de substances chimiques : plusieurs phases de broyage, d’attaque aux acides, de chloration, d’extraction par solvant, de précipitation sélective et de dissolution. » (4)

Au moment même où émerge dans le débat public la question préoccupante du manque d’eau, faut-il également rappeler l’engloutissement d’eau pure nécessaire à la fabrication des circuits électroniques? Pour ne citer qu’un cas en France :

« Pour nettoyer les plaques de silicium sur lesquelles sont gravés les circuits électroniques, l’Alliance (unité de production de STMicroelectronics implantée à Crolles 2) engloutit 700 m³ d’eau par heure (l’équivalent d’une ville de 50 000 habitants) et soumet les collectivités locales à ses exigences : 150 000 euros d’amende par heure à payer à l’entreprise en cas de défaillance dans la fourniture d’eau » (5)

Consommation démesurée d’électricité (et donc de charbon), d’eau, de métaux rares… Avec ses milliers de kilomètres de câble, ses infrastructures et ses objets, ses ondes, le numérique n’est clairement pas compatible avec une écologie sincère.

 De plus en plus pointé du doigt, ce désastre n’est malheureusement pas si visible. L’extractivisme toujours plus gourmand, par exemple, est majoritairement subit à l’autre bout du monde.

Heureusement, un vent nouveau souffle sur l’Europe qui voit son commissaire au marché intérieur, Thierry Breton, batailler pour une souveraineté numérique. Soulignons – ironiquement – l’aspect positif d’un tel projet : nous allons massacrer directement notre environnement plutôt que celui des autres.

Bientôt, les mines et les saccages se feront à l’intérieur des frontières européennes, avec pour modèle le projet Emili, une des plus grandes mines de lithium au monde qui verra le jour dans le Massif Central d’ici 2027.

Un désastre humain et social…

Quant aux conflits dus à l’accaparement de ces ressources, on ne peut pas non plus parler de responsabilité. Du travail à la chaîne dans les usines de microcomposants à l’exploitation d’enfants dans les mines, le numérique a aussi son « coût » en vies humaines. L’exemple le plus connu est le débat virulent pour dénombrer les victimes indirectement ou directement liées à l’extraction du coltan (élément indispensable à tous les gadgets numériques) en République Démocratique du Congo où se trouvent les plus importants gisements mondiaux (6).

Pour en arriver à un tel point, il faut considérer le fait que « les technologies numériques permettent un éloignement entre le sujet et l’objet ». Autrement dit, ces technologies – via internet – permettent de dissimuler le coût humain ou environnemental de toute chose par un éloignement physique et spatial. En résulte les délocalisations qui se multiplient, un dumping social augmenté, un accroissement des transports et leurs flux de marchandises d’une vitesse toujours plus sidérante, une apparition névrotique d’entrepôts aux abords des villes ; que de réjouissances, en sommes, pour s’accaparer un bien ou un service d’un seul clic.

Or s’il est un domaine où le numérique peut se targuer d’être virtuel, c’est bien dans celui d’une prétendue amélioration des services. En France, qu’il s’agisse de la SNCF, de la Poste, de la santé ou de l’éducation ; partout où le numérique s’immisce – aussi républicain soit-il – nous observons une uniformisation des tâches qui rend l’humain interchangeable ou supprimable, et des métiers qui se déshumanisent (7). L’assurance chômage, qui jadis était un service dit social, est en passe de devenir, avec France-Travail, une machine permettant d’identifier toutes les personnes en capacité de travail, au bénéfice des entreprises privées. Les maisons « France-services », qui auraient pu être une solution face au tout-numérique, deviennent une excuse à la suppression de l’ensemble des services autrefois accessibles dans chaque commune.

Bientôt, tous les aspects de la vie en société auront leurs corollaires virtuels. Tout tend à être virtuel ; les débats, les réunions, la médecine, les rencontres amoureuses, les aides à la personne, les manifestations, etc. Et le pendant réel, lui, disparaît à mesure de la croissance de ces univers virtuels. Les personnes qui habitent en zone dite blanche n’ont plus accès aux services élémentaires, celles qui ne maîtrisent pas « les outils numériques » sont stigmatisées et considérées comme victimes d’illectronisme, quant à celles qui refusent toute injonction, elles sont marginalisées par la force des choses.

Enfin, le « progrès » dit numérique ne s’attelle pas seulement à une prétendue amélioration de la communication, à une « dématérialisation » des usages et à un univers des loisirs. On cherche souvent à oublier « l’ambivalence du « progrès technologique », à savoir que le numérique sert également d’arme ; cyberattaques, innovations en matière d’armement de pointe ou de géo-ingénierie…

Un désastre sanitaire

A une époque où l’on martèle qu’il nous faudrait « protéger les plus vulnérables », il est curieux et notable de constater la part de déni partagé autour des dangers que présente le numérique sur la santé tant physique que psychique.

Tout temps passé devant un écran est déjà de l’activité physique en moins. Or c’est le moindre mal si l’on évoque l’effet de la « lumière bleue » (qui affecte gravement la vue), les perturbations du développement chez l’enfant (hyperactivité, troubles de l’apprentissage, troubles du comportement), les conséquences insupportables pour les personnes dites électrosensibles dont les études sont ralenties ou tues (8), sur le sommeil, etc..

Sur le plan psychique, on constate un nombre grandissant de personnes souffrant d’anxiété sociale et de repli, des troubles affectifs et comportementaux liés à une pornographie omniprésente et accessible aux enfants, un désinvestissement de la vie de famille ou de couple par l’intrusion d’internet dans les moments intimes ou de partage… et un lien social toujours plus fragile par l’entremise des milles et unes applications nous menant droit vers un monde sans contact. Sans évoquer l’addiction en tant que telle et voulue par leurs concepteurs, des écrans sur les personnes. Sans évoquer non plus les comportements pervers rendus possibles tels que le chantage, le harcèlement, la violence… et un appauvrissement sans précédent du langage et des contenus.

Un danger pour la démocratie

Depuis l’avènement de l’ordinateur et de l’internet pour tous, le numérique a quitté son berceau militaro-industriel pour s’inviter dans les foyers. D’abord objet de loisir et de curiosité, il s’est immiscé aussi bien dans le monde du travail que dans nos intimités, jusqu’à devenir « indispensable » pour vivre en société. Toutes les interactions qui en résultent produisent des données qui sont, pour la majorité d’entre-elles, récoltées par les GAFAM (Google Apple Facebook Amazon Microsoft). Cette concentration de données dans les mains de quelques multinationales est régulièrement critiquée, surtout depuis les révélations d’Édouard Snowden sur les pratiques de la NSA.

Lieu commun de la critique du numérique, l’aspect totalisant et totalitaire d’une surveillance rendue possible et effective est en passe de devenir réalité. Depuis une dizaine d’années, c’est déjà le cas en Chine sans que personne ne s’en émeuve, où chaque citoyen se voit attribuer une « note sociale » en fonction de son comportement. C’est le crédit social, le Zhima Credit (9).

En Europe, la gestion de la pandémie de Covid 19 a démontré la préférence d’une société sécuritaire numérique à une démocratie sociale. Du jour au lendemain, la firme Orange a livré au gouvernement les géolocalisations de tous ses clients. Des sénateurs ont vu en la démocratie un frein pour la sécurité, que seul le numérique pouvait alors garantir. En perspective, il émanait de ce rapport que les objectifs suivants seraient louables ; contrôle des déplacements, contrôle des fréquentations, contrôle des transactions (10). Le Certificat Européen Covid 19, toujours effectif aux frontières européennes, n’est qu’un premier aperçu d’une application qui pourrait être utilisée à d’autres fins, comme celui d’un éventuel « passe écologique »… On comprend mieux l’injonction subie d’avoir un smartphone et l’intérêt d’inciter les jeunes à s’en servir le plus tôt possible.

Cependant, la notion de contrôle et de surveillance n’est qu’un aspect du monde totalitaire qu’incarne le numérique. En premier lieu, il suffit d’aborder la question du choix, et donc de la liberté. En 2025, les réseaux 2 et 3G disparaîtront progressivement en France et en Europe. Cela sous-entend que les téléphones dits « à touches » ne pourront plus fonctionner. Il sera alors « obligatoire » d’avoir un smartphone. Au même titre que la DSP2 (directive européenne) exige un code de « sûreté » pour accéder à son compte bancaire. Ces obligations auront leurs conséquences régaliennes. Comment vivre en société tout en se passant d’un compte en banque ou d’un numéro de téléphone ? Quant à l’avenir, l’univers numérique est un gage de nombreuses dystopies. N’oublions pas qu’étant lié au monde marchand, le plus sombre est possible, à venir, et garanti par le travail abondant de savant fous partisans du transhumanisme.

Conclusion

En quelques décennies, le numérique s’est imposé au cœur de toutes les sociétés. Loin des avantages qu’il promeut, nous venons d’énumérer les aspects les plus flagrants qui en caractérisent l’insoutenabilité. Ravages écologiques, désastres humains et démocratie menacée.. Pourtant la liste n’est qu’à peine entamée, et l’on peut s’insurger du manque de précaution vis-à-vis d’une technologie qui transforme en profondeur nos civilisations en dictant nos vies. Car c’est bien notre rapport au vivant et à la vie en général que le numérique modifie en profondeur.

Que promet une génération bercée aux vidéos pornographiques ? Que devient notre rapport au temps et à l’espace ? Quelle place à l’apprentissage, au savoir et à l’autonomie laissons-nous aux générations à venir (qui ne connaissent déjà plus la vie sans internet) ? Quelle est la nature de nos échanges ? Quelles sont les conséquences sanitaires au long terme de l’utilisation massive du numérique ? Quel impact sur notre intégrité et sur la possibilité de vivre autrement, quand ce que vous lisez-là précisément est déjà sur un écran ?

Dans sa motion d’orientation, le parti Génération Écologie s’explique ainsi ; « Nous sommes porteurs d’une transformation démocratique des institutions et de l’État et de nouvelles conquêtes pour la souveraineté des citoyens, à commencer par l’exigence d’une souveraineté numérique qui prolonge dans le cyberespace le projet républicain pour mettre la révolution numérique au service de tous plutôt qu’au service des oligopoles de l’internet. »

Une révolution numérique pourrait-elle donc se faire au service de tous après avoir été le fer de lance du libéralisme économique, celui-là même qui est à l’origine desdits oligopoles ? Comment ne pas faire le lien entre la destruction bientôt achevée des services sociaux « grâce » au numérique et le pouvoir outrecuidant des Gafams ? Nous ne pourrions pas limiter notre critique du numérique à sa seule prédation sur l’environnement.

Cette critique commence d’ailleurs à trouver un écho chez un grand nombre d’associations et mouvements politiques, notamment écologistes, qui n’y voient qu’un aspect négatif à corriger.

Or pour nous, il n’est pas plus acceptable de verdir le numérique que la voiture et le nucléaire.

Nous semblons être les seuls à en démontrer l’ambivalence certaine.

Si le numérique permet de signer une pétition en ligne contre le travail des enfants dans les mines de cobalt, il demeure la raison d’être de ces mêmes mines. Nous ne pouvons pas nous résigner à la dissonance cognitive qui nous ferait plaindre des conséquences dont on chérirait les causes. Il n’est absolument pas possible de ne garder que « les bons côtés » du numérique sans nous soucier de ses effets dévastateurs, notamment dans nos relations sociales et sur la démocratie.

Mieux qu’une plaidoirie naïve pour un cyberespace républicain, trouvons en guise de conclusion cet extrait de l’essai « La liberté dans le coma » du Groupe Marcuse (…)

« […] les technologies numériques font désormais partie du monde où nous vivons. Elles structurent nos existences en profondeur, d’une manière bien différente et plus concrète que des drogues. Une vie débarrassée de ces technologies ne peut-être pour l’instant qu’un horizon utopique (en espérant que ce ne soient pas des circonstances cataclysmiques qui nous en délivrent un jour brutalement….). S’en passer complètement dans un mouvement de subversion de ce monde n’est sans doute pas réaliste. Pour autant, cela nous semble une bonne idée régulatrice. Chercher à s’en détacher au maximum, c’est simplement prendre au sérieux les idéaux de liberté et d’autonomie. »

Félix Zirgel, du collectif décroissance-élections, le 4 mai 2024

Sources :

(1) https://www.decroissance-elections.fr/fracture-numerique

(2) IBM et l’holocauste, l’alliance stratégique entre l’Allemagne nazie et la plus puissante multinationale américaine, Edwin Black, aux éditions Robert Laffont.

(3) Lire à ce sujet, « Technocritiques » de l’historien François Jarrige, aux éditions La Découverte.

(4) Célia Izoard, « Les bas-fonds du capital » Z, n°12 automne 2018, p.12

(5) Le téléphone portable, gadget de destruction massive, p.4, par Pièces et main d’oeuvre, Services compris, n° 93