Le premier « électrohypersensible » reconnu par la justice française

L’histoire se passe dans la forêt-refuge de Philippe Tribaudeau

Au-delà de quelques heures d’exposition aux ondes électromagnétiques, cet ancien professeur de technologie « brûle ». Le tribunal de Digne-les-Bains l’a autorisé à rester illégalement sur une propriété de l’Office national des forêts dans les Alpes-de-Haute-Provence au nom du droit à la santé.

Pour le passant, « c’est un trou de verdure où chante une rivière »… Pour lui, c’est son seul horizon. Electrohypersensible (EHS), Philippe Tribaudeau, 63 ans, ne peut vivre que dans une zone où les ondes électromagnétiques ne passent pas. Depuis 2015, il est installé sur une parcelle de la forêt domaniale du Vançon, à Entrepierres, dans les Alpes-de-Haute-Provence.

En ce jour ensoleillé de mai, loin des boues de l’hiver, cette prison en plein air prend presque des allures festives. Deux caravanes, une de jour, l’autre de nuit, des toilettes sèches, la rivière Vançon qui coule et, accroché à des fils parmi les pins, du linge qui sèche. Des amis sont venus lui rendre visite. Des fidèles, membres de son collectif de soutien.

Près de la cabane en bois que son père lui a construite, Lola, 7 ans, joue et dévore La Serpe d’or, un vieil Astérix. Sa mère, Laure Birgy, 38 ans, vaque dans une des caravanes. Elle et Philippe se sont rencontrés lors d’une manifestation d’EHS, où elle accompagnait sa mère, Anne Cautain, malade et réfugiée dans les écuries d’une maison forestière abandonnée et éclairée à la bougie. Aujourd’hui, Laure Birgy partage son temps entre le campement et l’appartement qu’elle loue à Sisteron pour offrir une autre vie à Lola, scolarisée dans la commune, pouvoir prendre des douches et faire des lessives.

« Grande souffrance »

Tout ce petit monde célèbre, autour d’une salade de pâtes sans gluten, une récente victoire : le 22 février 2024, le tribunal judiciaire de Digne-les-Bains a accordé à M. Tribaudeau le droit de rester sur cette parcelle contre la volonté de l’Office national des forêts (ONF), qui gère ce massif de 5 800 hectares et avait demandé son expulsion. Si le juge a bien reconnu que le droit de propriété était bafoué, il a estimé que le droit à la santé lui était supérieur et que, tant que l’Etat ne trouvait pas à l’occupant illégitime un autre lieu où vivre, il ne pouvait le chasser.

Dans un courrier du 28 février, l’avocat de Philippe Tribaudeau affirme : « Le juge estime que vous avez réussi à démontrer votre pathologie et que toute autre zone de résidence constituerait un risque pour votre santé (ce qui constitue implicitement une reconnaissance judiciaire de la pathologie). » Cette reconnaissance par la justice de la réalité de l’électrosensibilité est une première.

Pour quelques heures, Philippe Tribaudeau peut certes s’échapper de son enclos, mais à condition de ne pas abuser. « Ma tête est comme un contenant. Je peux me remplir d’ondes jusqu’à un certain point, à condition de revenir ici pour me “vider”. Je tiens trois heures, quatre au maximum. Des fois, je me rate et en rentrant j’ai des douleurs terribles. » Le couple se débrouille en cumulant le RSA, la retraite de Philippe (1 070 euros) et l’aide du père de Laure.

Dans une autre vie, Philippe Tribaudeau a beaucoup voyagé, fait du parapente, de la randonnée. Mais, en 2009, professeur de technologie près de Dijon, il ressent ses premières douleurs. « Tous les jours, dans ma classe, il y avait 24 écrans allumés. Je brûlais. » « Brûler », c’est le terme qu’emploient tous les EHS pour dépeindre la grande souffrance dans laquelle les plongent les ondes : picotements permanents, maux de tête, nausées, inflammation du cerveau… Mis en retraite anticipée pour invalidité en 2012, à l’âge de 51 ans, Philippe Tribaudeau commence une vie d’errance à la recherche d’un lieu sans ondes.

Avant Vançon, il a séjourné illégalement dans la forêt de Saoû, puis dans une ferme semi-enterrée de Boulc, les deux dans la Drôme. Depuis 2012, il est reconnu adulte handicapé par la Maison départementale des personnes handicapées. En 2015, le tribunal du contentieux de l’incapacité de Toulouse reconnaissait à son tour à une autre électrosensible le droit à une allocation adulte handicapé.

« L’ermite du Vançon »

Le désespoir que suscite cette vie de reclus chez beaucoup d’EHS semble épargner « l’ermite du Vançon ». « Je me bats, et ça me maintient debout. » Depuis quinze ans, Philippe Tribaudeau milite à travers l’Association zones blanches, qu’il a fondée. Et martèle son message : « Les ondes sont toxiques, pour tout le monde. Les EHS sont des cas extrêmes, qui refusent d’être condamnés à mort sur l’autel de la technologie. Nous demandons que l’on laisse certaines zones blanches sur le territoire. » La préfecture des Alpes-de-Haute-Provence lui a d’ailleurs proposé de s’installer sur certaines d’entre elles, mais aucune ne s’est révélée suffisamment « pure » pour stopper ses symptômes.

Philippe Tribaudeau prend ces propositions de réinstallation pour une nouvelle reconnaissance de sa maladie, ce que tempère Marc Chappuis, le préfet des Alpes-de-Haute-Provence. « Je n’ai pas de raison de mettre en doute les déclarations de M. Tribaudeau, assure-t-il, et je souhaite la solution la plus humaine possible. Mais cette situation pénalise l’ONF et les habitants d’Entrepierres qui attendent la 4G. » Car l’expulsion n’est pas la seule menace qui plane sur le campement : l’installation à Vilhosc, commune tout proche, d’une antenne-relais Free dans le cadre du plan New Deal mobile, qui vise à généraliser une couverture mobile de qualité pour tous les Français, est prévue pour juin. « Nous avons différé le branchement plusieurs fois, mais cela ne pourra pas durer éternellement », prévient le préfet.

« L’Etat coincé entre deux logiques »

Un coup dur a frappé la communauté EHS le 29 novembre 2023 : la mort de la seule personnalité politique qui luttait à ses côtés, la députée européenne Michèle Rivasi (Europe Ecologie-Les Verts). L’élue, dont les prises de position sur la vaccination avaient suscité des polémiques pendant la pandémie de Covid-19, était très impliquée dans un projet aujourd’hui abandonné de création d’une zone blanche à Durbon, en Hautes-Alpes.

Une autre déconvenue a quelque peu douché la joie causée par l’arrêt de Digne-les-Bains : le tribunal administratif de Marseille a refusé en avril à Philippe Tribaudeau un relogement au titre du droit au logement opposable en arguant des doutes du monde médical. Si l’Organisation mondiale de la santé a reconnu en 2005 la « réalité » des souffrances des EHS, si l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail a fait de même dans un rapport de 2018, recommandant « une prise en charge adaptée » et estimant que 5 % de la population est concernée, les deux affirment qu’aucune « preuve expérimentale solide ne permet actuellement d’établir un lien de causalité entre l’exposition aux champs électromagnétiques et les symptômes décrits ».

Pour les EHS, qui s’appuient surtout sur les travaux controversés du cancérologue Dominique Belpomme, la victoire de Digne-les-Bains est aussi une réponse à cette polémique. « J’ai l’impression que l’Etat est coincé entre deux logiques, poursuit Philippe Tribaudeau, continuer le plan New Deal mobile, mais ne pas se résoudre à condamner à mort un certain nombre de citoyens. Il ne nous reconnaît pas officiellement comme victimes, mais ne prend pas non plus de mesures radicales contre nous. »

Jusqu’à quand ? L’ONF a fait appel, et une nouvelle décision devrait être prononcée le 5 décembre. Et s’il fallait quitter le campement forestier ? « Je voudrais moi aussi partir mais je ne le ferai pas tant qu’on ne me trouvera pas un autre lieu, promet Philippe Tribaudeau. S’il le faut, je mourrai ici. »
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