Activation à distance des objets connectés

Jusqu’où ira-t-on ?

Nos smartphones, ordinateurs, tablettes et autres objets connectés de la vie quotidienne vont-ils bientôt devenir des « mouchards » autorisés par la loi ? Les débats ont fait rage autour de cette question lors des séances publiques qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale les 3, 4 et 5 juillet dernier, dans le cadre du vote du projet de loi d’orientation et de programmation de la justice 2023-2027.

Géolocalisation et captation d’images et de sons

Engagé en procédure accélérée et déjà adopté par le Sénat le 13 juin, le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 l’a également été par l’Assemblée nationale le 5 juillet dernier, non sans avoir suscité au préalable de longs et vigoureux débats au sein de l’Hémicycle, trois jours durant. La plus importante controverse a porté sur deux dispositions de l’article 3 du projet de loi, qui modifient le Code de procédure pénale et autorisent l’activation à distance d’objets connectés par les agents de police judiciaire dans le cadre d’une enquête ou d’une instruction. Ceci, soit à des fins de géolocalisation de la personne suspectée sans qu’elle le sache (12°), soit dans un but de captation d’images et de sons, toujours à l’insu de la personne détentrice ou utilisatrice de l’objet activé à distance (18°).

Article 3

I.- Le code de procédure pénale est ainsi modifié :

1° Après l’article 59, il est inséré un article 59-1 ainsi rédigé :

« Art. 59-1. – Si les nécessités de l’enquête de flagrance relative à l’un des crimes prévus au livre II du code pénal l’exigent, le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire peut, à la requête du procureur de la République et selon les modalités prévues aux premier et troisième alinéas de l’article 706-92 du présent code, autoriser par ordonnance spécialement motivée que les perquisitions, visites domiciliaires et saisies de pièces à conviction soient opérées en dehors des heures prévues à l’article 59, lorsque leur réalisation est nécessaire pour prévenir un risque imminent d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique, lorsqu’il existe un risque immédiat de disparition des preuves et indices du crime qui vient d’être commis ou pour permettre l’interpellation de son auteur. »

Un scénario orwellien ?

Sommes-nous à la veille d’une loi risquant de nous plonger dans un univers de surveillance digne du Big Brother de 1984 ? En citant un long passage de l’œuvre de George Orwell (lire ci-dessous), le député LFI Antoine Léaument n’a pas hésité à faire la comparaison, interpellant le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, sur le fait que « c’est précisément le monde que vous êtes en train de nous fournir ». Mais pour le ministre de la Justice, ce genre de crainte est de l’ordre du fantasme : « Il faut arrêter avec ces histoires. Il faut qu’on soit efficace, il y a des gens dont on va sauver la vie parce qu’on les aura géolocalisés. Et je rappelle que la durée est limitée dans le temps, pour certaines infractions et, encore une fois, sous un contrôle judiciaire […] Nous sommes loin du totalitarisme de 1984 ». Venant à sa rescousse, le député RN Philippe Schreck a ajouté : « Winston [le héros de 1984, NDLR] n’était pas un violeur et Big Brother, hérité du stalinisme, n’avait pas d’autorisation du juge. »

Extrait de 1984 de George Orwell lu par Antoine Léaument

« Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu. Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne le savait. On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. Mais, de toute façon, elle pouvait mettre une prise sur votre ligne, chaque fois qu’elle le désirait. On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu. »

 ◆ Des moyens plus efficaces pour la police

Les arguments brandis par le gouvernement et la majorité pour justifier la mise en place de ces nouvelles mesures sont uniquement pratiques : les anciennes techniques de surveillance sont, selon eux, dépassées et peu efficaces. Pour la géolocalisation : le bornage des téléphones par triangulation (c’est-à-dire à l’aide de trois antennes) manque de précision ; le balisage des véhicules est risqué pour les policiers et les balises, vite repérées, sont enlevées par les délinquants et posées sur d’autres véhicules. Même chose pour la pose de micros et de caméras dans des lieux publics ou privés ou dans des véhicules. À côté de ces moyens d’un autre âge, l’activation à distance des objets connectés est vendue comme étant la solution d’avenir incontournable pour faciliter et rendre plus efficace le travail d’enquête des agents de police judiciaire.

Des mesures disproportionnées, intrusives et liberticides

Certes. Le problème est que l’on ne peut pas en rester à des considérations uniquement pratiques et que ces nouvelles techniques d’enquête ont des implications éthiques et philosophiques qui ne peuvent être balayées d’un revers de manche. C’est en tout cas ce qu’ont essayé de faire valoir plusieurs députés de l’opposition, ainsi que Mireille Clapot, seule dans le camp de la majorité à tenter de mettre en garde sur la « disproportion entre le but recherché et la puissance de ces mesures » d’activation d’objets à distance. « Nous avons été alertés par Amnesty International, par la défenseure des droits, par le Conseil d’Etat. La technologie nous libère, mais elle peut aussi nous asservir et l’une des libertés essentielles est justement d’échapper aux yeux, aux caméras, aux regards intrusifs », a-t-elle souligné.

« Où met-on les limites ? »

Ce caractère intrusif et liberticide du dispositif a soulevé beaucoup d’inquiétudes, d’autant plus qu’il n’y a aucune précision dans le texte quant au type d’appareil pouvant être activé. Or, ceux-ci sont devenus très nombreux dans notre vie quotidienne : smartphones, ordinateurs portables, tablettes, montres connectées, mais aussi assistants vocaux à domicile, autoradios intelligents, babyphones, etc. « Où met-on les limites ? » s’est interrogé Sandra Regol, députée EELV, inquiète comme plusieurs autres de cette immixtion non seulement dans l’intimité des suspects (et suspect ne veut pas dire coupable), mais aussi dans celle de leurs proches. « Vous faites la comparaison avec le balisage des voitures en disant que c’est équivalent, mais à ma connaissance, les voitures n’entrent pas dans la chambre à coucher », a ajouté de son côté Mireille Clapot.

Le risque de l’effet cliquet

Le garde des Sceaux et le rapporteur de la commission des lois, Erwann Balanant, ont eu beau insister à plusieurs reprises sur le fait que ces dispositifs ne seront déployés que dans le cadre d’enquêtes ou d’informations judiciaires rares, portant sur des délits ou des crimes importants (terrorisme, meurtre, viol, enlèvement d’enfant, criminalité organisée…) et avec des garanties renforcées pour certaines professions soumises au secret professionnel (avocats, magistrats, médecins, journalistes…), peu y croyaient dans les rangs de l’opposition. Surtout quand un amendement du gouvernement, adopté lors de la séance, a permis de rélargir le champ des délits et crimes concernés à tous ceux punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement et non plus dix ans, comme le Sénat l’avait modifié. « Vous êtes les spécialistes du glissement, a fait remarquer Élisa Martin, du groupe LFI. Au début, on parle du haut du spectre [de la criminalité, NDLR], c’est le terrorisme, et on va petit à petit vers des délits qui sont bien moins importants ». « L’histoire nous a démontré qu’il existe en la matière un effet cliquet : une fois qu’un texte ou une expérimentation sécuritaire est adopté(e), il n’y a jamais de retour en arrière », a rappelé pour sa part Ersilia Soudais, de la Nupes.

L’exploitation des failles de sécurité pour surveiller

Autre remarque de la députée Élisa Martin, passée presque inaperçue et pourtant de taille : l’exploitation par le Gouvernement d’une faille de sécurité des appareils électroniques pour mettre en place un système de surveillance. Dans une vidéo consacrée à ce projet de loi, publiée le 19 juin dernier sur sa chaîne YouTube, l’avocat David Guyon soulevait déjà ce point crucial : « Là où l’État devrait protéger ses citoyens contre les failles de sécurité, on voit ici que l’État exploite au contraire ces mêmes failles pour surveiller ses citoyens. Or, dans une démocratie, c’est l’administration qui doit rendre des comptes aux citoyens et non l’inverse. On a donc ici une inversion totale des valeurs », analysait-il.

Jugeant lui aussi ce dispositif comme « extrêmement intrusif » et liberticide, l’avocat rappelle que « dans une démocratie, le principe est que l’État n’a pas le droit de tout savoir sur vous » et que « céder un peu de sa liberté pour plus de sécurité est toujours dangereux, on finit par perdre les deux et n’avoir ni l’un ni l’autre ».

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