Le livre de la sociologue Clara Deville est un livre qui montre les conséquences concrètes de la numérisation.
Le numérique, dans notre rapport à l’Etat ne nous met pas seulement en attente (l’attente est toujours un moyen pour modérer les revendications, comme l’explique le sociologue argentin Javier Auyero), mais nous place également à distance, éloignant nombre de nos concitoyens de leurs droits, notamment et d’abord ceux qui en sont déjà les plus éloignés. Dans son livre, Clara Deville – que nous avions croisée aux rencontres organisées par le Mouton Numérique sur la dématérialisation – nous montre très concrètement où se situe le numérique. Il n’est pas dans les fanstasmes d’univers virtuels ou de crypto-monnaies. Il est très concrètement un outil pour mettre à distance de leurs droits et de la justice une partie de la population. Il est un moyen pour éloigner les plus éloignés.
Ces dernières années, l’amélioration de l’accès aux droits sociaux s’est concentrée sur le développement d’outils numériques qui devaient permettre de maintenir le principe d’égalité d’accès des citoyens aux services publics, alors même que l’Etat diminuait leurs moyens, ses personnels et fermait nombre de ses agences de proximité. Le développement du numérique était mobilisé comme un moyen de lutte contre le non-recours, c’est-à-dire de lutte contre le fait que des personnes éligibles à une prestation ne la perçoivent pas. C’est l’inverse que constate Clara Deville : les fractions les plus précarisées des classes populaires sont tenues à distance de leurs droits par la dématérialisation. Plus on descend dans la hiérarchie sociale des plus pauvres, plus l’obtention du statut de bénéficiaire du RSA est complexe et plus ceux-ci sont renvoyés à des procédures numériques qui les éloignent plus encore de leurs droits. Le non-recours, présenté comme un symbole (“le signe de l’échec des politiques sociales à lutter contre la pauvreté”), devient alors un outil pour améliorer la redistribution, d’une manière efficace et légitime… sans qu’il n’y parvienne.
Pour les pouvoirs publics le non-recours serait d’abord un problème d’information, de pédagogie. Il n’en est rien, souligne la sociologue. C’est la lourdeur des démarches, leur caractère intrusif, la honte sociale, qui semblent bien plus au fondement du non-recours. L’instabilité des situations familiales et économiques, la proximité ou l’éloignement de l’emploi, la complexité des parcours d’accès aux droits selon la position sociale des administrés expliquent bien mieux le non-recours que l’absence d’information. La lourdeur des démarches d’accès éloigne notamment ceux qui sont encore à proximité de l’emploi, même très précaire, et c’est un constat d’autant plus marqué que la lutte contre la pauvreté s’ancre toujours plus sur le retour au travail des bénéficiaires de l’aide sociale. Les modifications incessantes des règles d’attributions des prestations combinées à l’instabilité des situations rend caduc la césure binaire et linéaire entre recours et non-recours, entre ceux qui restent proches du marché du travail et les “inemployables”. En observant les parcours d’accès à leurs droits, Clara Deville montre leur variété : “les relations à l’Etat social ne se nouent pas de la même manière pour toutes et tous”.
Derrière la lutte contre le non-recours, un renforcement du tri des plus pauvres
Paradoxalement, les politiques de lutte contre le non recours se traduisent par l’accélération de la disparition des guichets et par le renforcement du déploiement d’outils numériques. Pourtant, explique très clairement la sociologue, on n’a cessé d’expliquer qu’il fallait procéder à une simplification administrative et celle-ci s’est centrée sur la dématérialisation des procédures d’accès (en esquivant la question de la simplification, en tout cas, sans s’intéresser beaucoup à la “forme des choix”, c’est-à-dire à la conception de la relation, comme le montrait le travail de l’agence Vraiment Vraiment sur le formulaire du RSA). La force de la dématérialisation est de paraître innovante, moderne, alors qu’en fait, elle est déployée d’abord pour faciliter le travail de versement des prestations et pour répondre à des enjeux de rigueur budgétaire – cet expansionnisme austéritaire. “La Cnaf, précurseure, développe le numérique dans une optique de rationalisation du travail”, permettant, via les téléprocédures, les simulateurs d’éligibilité, de “transférer vers les demandeurs et demandeuses une part du travail d’instruction des droits”, explique Clara Deville. L’amélioration de l’accès aux droits se centre sur la progression de l’administration électronique. La rapidité de traitement devient la marque de l’efficacité… au détriment de l’accueil et de l’accompagnement à déposer de l’aide. Pour maintenir la qualité de service alors que la rigueur économique contracte les personnels, on ferme les accueils, on rend plus difficile l’accès, on évince les allocataires, à l’image de la mise en place d’un accueil sur rendez-vous (qui permet de faire baisser le nombre de visites à l’agence de Libourne – terrain d’étude de la sociologue – de moitié au moment de sa mise en place, entre 2014 et 2015). Une diminution des visites qui permet d’entretenir la réduction du personnel et la fermeture d’agences, dans une boucle de rétroaction pour elle-même ! La conséquence de ce modèle, c’est que la chaîne d’accueil s’allonge, avec le recrutement d’agents moins qualifiés créés pour orienter les bénéficiaires à accomplir leurs démarches seuls. Ce qui cadre parfaitement avec l’injonction à l’autonomie ambiante : les bénéficiaires doivent participer de leur réhabilitation, ils doivent désormais montrer qu’ils souhaitent leurs droits, accomplir les tests d’éligibilité, prendre rendez-vous, préparer leurs pièces justificatives, savoir ce qu’ils peuvent demander… Pourtant, ce que montre l’enquête de Clara Deville, c’est que ce sont ceux qui sont dans les situations les plus précaires qui sont le plus fréquemment orientés vers les espaces libre-service (à Libourne, ceux qui sont orientés vers les ordinateurs en libre accès sont bien plus bénéficiaires du RSA que ceux qui sont accueillis par un conseiller par exemple). Les agents d’accueil se retrouvent face à des publics dépendants de prestations aux conditions d’éligibilité complexes qu’ils ne peuvent pas aider. Pour Deville, la lutte contre le non-recours permet aux administrations d’intensifier leur rationalisation, que ce soit par la fermeture d’agences, par la reconfiguration des outils de tri et de hiérarchisation des demandeurs et demandeuses. Le risque est bien sûr qu’à mesure que cette lutte contre le non-recours s’étendra, cette rationalisation s’étende également, avec un contrôle renforcé, intensifié générant son lot de défaillances.
Qui pour s’occuper des plus démunis ?
Les acteurs qui œuvrent à lutter contre la pauvreté sont nombreux. Mais les tâches qu’ils accomplissent sont de plus en plus spécialisées. Les CAF s’occupent de l’instruction des demandes et l’accompagnement est renvoyé aux associations, dans une logique de concurrence et de compétition entre institutions. Les personnes qui ont des difficultés dans la réalisation de leurs démarches administratives sont renvoyées d’un service à l’autre. Le développement d’accès aux outils numériques, permet justement à des associations tierces de faire ce travail d’accompagnement, délestant à nouveau les institutions sociales de ce travail. L’accompagnement est délégué à des institutions secondaires dont le travail est encadré par les outils numériques mis en place, au risque à nouveau de renforcer le traitement différencié des publics.
Le difficile rapport à l’assistance
Dans son enquête de terrain, la sociologue montre le difficile rapport des gens à l’assistance. La difficulté pour ceux dont les capitaux culturels sont les plus faibles, à mobiliser l’aide sociale. Le RSA bien souvent ne fait pas partie des stratégies de débrouille que les plus faibles mettent en place face aux difficultés. La plupart des gens connaissent pourtant la prestation, mais demander assistance demeure pour beaucoup une honte. “Quand on est RSA on est sorti de la société”, explique ainsi un enquêté. “L’assignation au bas de l’espace social local se transformant en hiérarchie morale”. Pour beaucoup, les dispositifs d’aide sociale demeurent étrangers à leurs positions, même dans la misère la plus grande. Ce sont les accidents de vie, les épreuves du déclassement, qui conduisent à envisager un recours à l’aide sociale. Encore leur faut-il parvenir à franchir la barrière des inégalités socio-spatiales, c’est-à-dire à se déplacer jusqu’à l’administration pour y faire sa demande. Clara Deville montre très concrètement que ce n’est pas possible aussi facilement pour tous. Que pour certains, l’agence CAF de Libourne est bien trop loin de leurs espaces familiers. Les codes et les règles du social sont encore des mécanismes de sélection puissant. “Les chemins à parcourir pour accéder au droit ne sont pas de longueurs équivalentes”. “Plus on descend dans la hiérarchie sociale et plus les chemins du droit sont longs”. Franchir ces distances écrème les bénéficiaires en fonction de leurs capacités à s’ajuster aux fonctionnements administratifs. Pour certains, le droit est très loin, trop loin.
A distance de l’État social
Certains des enquêtés qu’accompagne Clara Deville ont obtenu leur RSA très rapidement. D’autres ont mis bien plus de temps à y parvenir (jusqu’à deux ans). Ces écarts ne tiennent pas d’une responsabilité individuelle, mais bien plus d’un rapport à l’administration plus complexe pour certains que pour d’autres, une distance plus forte à l’intrusion administrative et surtout une relation à l’emploi complexe (la demande d’aide étant à contrebalancer avec l’espoir de retrouver rapidement un emploi et donc une sortie de crise financière). “L’accès au RSA n’est pas linéaire”. Accomplir les démarches nécessaires ne l’est pas non plus. L’accès à l’administration nécessite un “capital procédural”, c’est-à-dire une capacité à répondre aux demandes de l’institution, qui n’est pas partagée équitablement par tous. Il faut déployer et acquérir des pratiques conformes aux fonctionnements administratifs, notamment de comportements. Sans surprise aucune, conclut la sociologue. “Celles et ceux qui possèdent le plus de capitaux accèdent le plus rapidement au RSA en passant par les guichets des institutions dominantes, sans avoir à effectuer les démarches en ligne pour lesquelles ils et elles sont pourtant moins démunies que d’autres, tandis qu’à l’inverse, les fractions les plus précarisées ne parviennent que difficilement à y accéder et son renvoyées vers l’utilisation des outils dématérialisés qui représentent pour elles une difficulté supplémentaire. On assiste ainsi à une distribution sociale des chemins du droit, renvoyant celles et ceux qui possèdent le moins de ressources à la “gestion par le vide” bureaucratique.” L’appropriation des dispositifs d’assistance est donc très inéquitablement répartie. La présence et la proximité des administrations dans son quotidien, ou une bonne socialisation permettent bien souvent de trouver de l’aide dans son parcours. Mais c’est loin d’être le cas de tous les administrés. Ceux qui savent naviguer dans les connaissances administratives, en maîtriser les contraintes s’en sortiront mieux que les autres : Il faut savoir “se tenir à distance de la position de dominé face au droit que la relation à l’Etat sociale impose”. Il faut bien sûr savoir aussi trouver le bon comportement, la bonne rhétorique pour obtenir ses droits, c’est-à-dire ressembler à cet idéal du “pauvre méritant”. Ceux qui n’y parviennent pas partent avec un handicap. Et quand les difficultés se combinent, le pouvoir administratif devient bien plus une menace qu’une aide, à l’image d’une des enquêtées que suit Clara Deville que la CAF soupçonne de fraude au prétexte que son mari n’aurait pas pleinement quitté le domicile parce que le contrôle a montré qu’il y avait encore des affaires chez elle. Au lieu de trouver de l’aide, certains requérants deviennent ainsi une cible.
Comment ne pas s’émouvoir des parcours déjà difficiles qui rendent les conditions encore plus difficiles ? Comme ce monsieur qui a travaillé pendant 30 ans sans contrat de travail, qui habite une maison qu’il a construit lui-même, sans titre de propriété… Et qui ne peut prétendre à rien quand son monde s’écroule. Là encore, souligne la sociologue : “les complications administratives concernent surtout celles et ceux qui connaissent les situations sociales les moins stabilisées”. Ce sont ceux qui cumulent des petits boulots qui doivent fournir des pièces justificatives multiples alourdissant leur fardeau administratif. Ce sont ceux qui rencontrent des barrières aux guichets, qui sont renvoyés aux écrans qu’ils ne maîtrisent pas. Les personnes les moins armées sont laissées seules face à leurs difficultés. Il faut qu’elles aillent chercher de l’aide auprès d’institutions secondaires, des associations bien souvent, qui vont les aider à s’ajuster aux pratiques administratives qui leurs sont demandées. Ceux qui sont incapables d’établir des dossiers sont finalement renvoyés comme n’étant pas de vrais demandeurs. L’institution rejette ceux qui ne s’acquittent pas du fardeau administratif. Finalement, “celles et ceux qui possèdent le moins de compétences administratives” reçoivent un “soutien moins important que celles et ceux pour qui l’intervention institutionnelle paraît moins nécessaire”.
La lutte contre le non-recours et la lutte contre la fraude sont complémentaires
Pour l’Etat, le non-recours est un problème de comportement individuel. Depuis plus de 10 ans, la dématérialisation est la réponse au problème du non-recours. Pourtant, rappelle avec beaucoup d’à-propos la sociologue, ce n’est pas parce qu’elle a fait la preuve de son efficacité. Entre 2011 et 2022, le taux de non-recours n’a pas évolué (on est toujours à 34% de bénéficiaires potentiels du RSA qui ne le perçoivent pas), malgré les progrès de la numérisation. “L’association entre non-recours et dématérialisation, si elle ne tient pas à son efficacité, tire sa robustesse de ce qu’elle permet aux institutions. Au nombre de ses propriétés, il y a celle d’assourdir les incohérences des politiques menées.”.
La dématérialisation a pourtant étendu le périmètre des acteurs engagés dans la production du RSA, au bénéfice d’une administration qui semble plus performante, alors qu’on a réduit les effectifs et fermé des agences. “La force de la dématérialisation, c’est d’être perméable aux enjeux de chacune des institutions”. Le numérique renforce les logiques de responsabilité individuelle jusque dans les procédures d’accès au droit. Le discours sur le non-recours reste toujours associé à celui de la lutte contre la fraude, rappelle Clara Deville, montrant par là que l’un et l’autre sont complémentaires, fonctionnent de concert. L’enjeu consiste à exercer un gouvernement à distance et de plus en plus distant. La dénonciation du non-recours semble ici une politique pour regarder de plus haut et de plus loin les plus démunis. La dématérialisation n’a pas fait grand chose pour aider les plus éloignés du chemin du droit. Elle a été bien plus utile pour améliorer le gouvernement des administrations que pour traiter la pauvreté.
Et la sociologue de conclure, clairement : “Ce sont celles et ceux qui connaissent le plus de difficultés et qui auraient le plus besoin d’accéder aux dispositifs publics qui font davantage l’objet de mécanismes de mise à distance de l’Etat.” A l’image de cette femme dont le RSA, obtenu après 1 an et 9 mois de démarches, lui est coupé 3 mois plus tard, parce qu’elle n’a pas rempli la déclaration trimestrielle de ressource nécessaire à son renouvellement.
Conserver ses droits est tout aussi difficile que de les obtenir. Ceux qui ont le plus de mal à obtenir leurs droits sont aussi ceux qui ont le plus de mal à les conserver.
La démonstration est impeccable. A l’heure où l’aide sociale ne cesse de refluer et de se complexifier, ceux que l’on met à distance sont les plus démunis parmi les démunis.
Hubert Guillaud
A propos du livre de Clara Deville, L’Etat social à distance : dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales, Le Croquant, 2023, 336 pages, 20 euros.
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Commentaire
Tout ceci « tue » l’humain……!!! Et l’humain est ce qu’il manque le plus à notre société….!!!!
Et pour tuer l’humain, on peut dire qu’ils y mettent le paquet :
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