Le chef de la « start-up nation » s’est félicité de la naissance d’une vingt-cinquième licorne tricolore.
Mais ces entreprises, valorisées à plus d’un milliard de dollars, sont-elles réellement vertueuses pour l’économie et, surtout, pour la société ?
Rien n’est moins sûr.
Depuis le 17 janvier, la France compte 25 licornes ! Cocorico ! Qu’on se mette tout de suite d’accord : ici, une licorne n’est pas une espèce de cheval magique avec une corne plantée dans le front. Ce terme, nous apprend Wikipédia, est désormais « employé pour désigner une start-up, principalement de la Silicon Valley, valorisée à plus d’un milliard de dollars, non cotée en bourse et non filiale d’un grand groupe ». La première qui est apparue en France, en 2014, se nomme VeePee (« Vente Privée », à sa naissance) et propose d’acheter en ligne des produits censément moins chers qu’ailleurs.
Ont suivi quelques boîtes assez bien connues du grand public : en 2015, Blablacar, plateforme de covoiturage. En 2016, OVHCloud, hébergeur de sites internet. En 2018, Deezer, plateforme de musique en streaming.
L’année suivante, alors qu’il lançait l’édition 2019 du France Digitale Day (une grande réunion de winners de la tech), Emmanuel Macron se félicitait d’avoir vu naître quatre nouvelles licornes françaises au premier semestre. Mais évidemment, il exhorta aussi les startupistes présents à aller « encore plus vite, plus fort et plus haut », et fixait un cap : « il faut qu’en 2025 on ait au moins 25 licornes. […] N’allez pas au même rythme, allez plus vite, plus fort ». Ce seront, encore, ses mots de conclusion : « allez plus vite et plus fort ! »
Le message aurait-il été entendu ? La « mission 25 licornes » a été remplie dès janvier 2022.
Devant cette réussite, l’enthousiasme de Cédric O, secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques, paraît sans bornes : « Aujourd’hui, nous sommes début 2022, soit presque 4 ans avant la fin 2025 ! » Dans une vidéo postée sur les réseaux « sociaux », Emmanuel Macron s’est également félicité : « C’est l’atteinte de l’objectif que nous avions posé en septembre 2019 alors même que nous n’en comptions qu’une poignée. On nous disait que c’était impossible et qu’au fond, la start-up nation, c’était du vent. » Mais l’apparition de ces licornes prouve-t-elle vraiment l’inverse ? Pas sûr.
DES MILLIARDS D’EUROS D’AIDES PUBLIQUES
Pour atteindre ce résultat, l’argent public a coulé à flots, notamment à travers la Banque publique d’investissement (BPI), mise au service de toutes ces jeunes pousses. Le 14 septembre 2020, Emmanuel Macron était (déjà) entouré par les winners de la French Tech, qu’il recevait à l’Élysée. Il a alors égrainé les cadeaux faits au secteur, que le député François Ruffin a réussi à lister : « « 3,7 milliards consacrés aux start-ups », bien sûr au nom de la souveraineté française… « 2,3 milliards pour accélérer la transition numérique des entreprises, de l’État, des territoires »… « 500 millions pour garantir à tous un meilleur accès au numérique »… Et encore « 300 millions pour la formation aux métiers du numérique »…
Au total, « 7 milliards d’euros », de quoi « transformer notre écosystème de start-up et du numérique français ». » (1) Il y a, aussi, les programmes d’accompagnement, comme French Tech 120, qui vient en aide à 120 start-ups tricolores prometteuses, ou Next 40, qui concerne les 40 qui se trouvent sur le haut du panier. Il y a, encore, des politiques : plutôt que de créer un service public dédié ou de s’organiser en fonction, l’État s’est entièrement reposé sur Doctolib pour organiser la prise de rendez-vous pour la vaccination contre le Covid-19. La licorne en a encore la corne qui frétille.
En résumé, le président espère avoir fait de la France « un paradis » pour start-ups. « La France est une Californie qui s’ignore. Elle possède tous les atouts pour briller », abonde Nicolas Dufourcq, directeur général de la si généreuse BPI.
Avec, sans doute, quelque résultat. Mais à quel prix !
« Derrière [les licornes], ajoute le chef de la « start-up nation », il y a près de 20 000 start-ups qui, par leur impact, sont essentielles à notre économie, à notre société […]. Elles créent des centaines de milliers d’emplois ». 20 000 start-ups, c’est beaucoup. Des centaines de milliers d’emplois, c’est encore plus impressionnant. Quant à savoir si ces chiffres reflètent la réalité, c’est une autre histoire.
QU’EST-CE QU’UNE START-UP ?
Sur le nombre de boîtes, d’abord : il peut facilement être gonflé, puisqu’il n’existe pas de définition claire de ce qu’est une start-up. Dans l’imaginaire collectif, c’est une entreprise qui naît dans un garage grâce au travail acharné de deux
ou trois petits génies des nouvelles technologies, qui lèvent finalement des fonds pour développer leur idée à grande échelle, recruter d’autres petits génies, s’installer dans des locaux spacieux avec des bureaux en open space et un baby-foot, et empocher assez rapidement des millions d’euros.
Mais dans les faits ?
« Le terme « start-up » s’utilise aujourd’hui à tort et à travers et, par conséquent, il a perdu une bonne partie de son sens », observe l’essayiste Antoine Gouritin (2). Selon ce dernier, il s’agit d’abord d’« une société qui cherche encore son modèle économique. […] Quand vous vous lancez dans une réelle innovation, le produit est jusque-là inconnu, tout comme la façon de le vendre. C’est au fil du développement du projet que l’innovation s’affine et devient éventuellement scalable, c’est-à-dire reproductible à grande échelle à coût quasi constant. »
C’est pour parvenir jusqu’à cet envol vers la richesse que les start-ups doivent lever des fonds. Les dirigeant·es vendent donc aux investisseurs une partie du capital de l’entreprise, par exemple 10 % pour 100 millions d’euros. « Ce qui fait que l’entreprise devient valorisée à 1 milliard, donc a le statut de licorne, ce qui lui permet d’attirer des capitaux, d’augmenter sa valorisation par d’autres ouvertures de capitaux, et de bénéficier de crédits bancaires et surtout de placements de fonds d’investissement sur la base de sa valorisation, explique l’économiste Henri Sterdyniak. Cela lui permet de se développer et de renforcer sa position de leader, en créant un effet réseau : les utilisateurs vont sur Blablacar, car l’entreprise a déjà beaucoup de clients. » Mais, ajoute-t-il, « il y a un décalage important entre la valorisation des entreprises et leurs profits effectifs, qui sont souvent négatifs (3). La valorisation repose sur la perspective de profits futurs grâce aux monopoles ainsi obtenus et à la perspective de changement de modèle (faire plus payer les utilisateurs, attirer la publicité…). »
GROS PROFITS POUR PETITS EFFECTIFS
Si ça se passe comme prévu, et qu’ils trouvent le bon modèle économique, les capitalistes 2.0 atteignent le(ur) nirvana, l’hypercroissance ! Certains y parviendront sans doute. Mais la plupart des licornes françaises continuent aujourd’hui à
perdre de l’argent. Avec de telles valorisations, on peut penser que les projets sont solides, et qu’ils seront rentables un jour. Mais on n’est pas à l’abri de voir quelques bulles exploser…
Quant aux « centaines de milliers d’emplois », là encore, les startupistes du gouvernement s’emballent sans doute un peu beaucoup… Henri Sterdyniak reconnaît que ces entreprises « ont de plus en plus des besoins d’embauches, à la fois d’informaticiens, de commerciaux, de concepteurs »…
En revanche, il évalue le nombre de recrutements à environ 40 000 par an, soit nettement moins que les annonces présidentielles. C’est aussi l’une des caractéristiques de ces boîtes : elles peuvent générer d’énormes profits avec des effectifs très réduits. Selon notre petit calcul, les 25 licornes réunies font travailler moins de 17 000 personnes.
Quant aux 120 plus grosses start-ups du pays, elles totalisent 37 500 salarié·es. Il faut sans doute, pour se rapprocher des annonces jupitériennes, ajouter les emplois indirects.
Mais pour se rapprocher de la réalité, il faudrait aussi mettre dans la balance les destructions d’emplois… Les start-ups – c’est aussi dans leur ADN – « disruptent », elles cassent l’existant, modifient subitement et radicalement une industrie pour s’imposer. Cela ne se fait pas sans dégâts. Par exemple, le site Doctolib emploie près de 2 000 personnes. Mais combien de postes de secrétaires a-t-il fait disparaître ? Autre exemple : parmi les licornes tricolores, quatre reposent sur l’activité de vente en ligne. Elles emploient pour cela environ 6 800 personnes.
Or, l’ex-secrétaire d’État au numérique Mounir Madjoubi estimait entre 1,9 et 2,2, le nombre d’emplois détruits à chaque fois qu’Amazon en créait un. En va-t-il de même pour les sites français ? À notre connaissance, il n’y a pas eu d’étude sur ce sujet.
Prochainement, ces quatre entreprises de e-commerce pourraient en tout cas voir encore baisser leurs besoins de main d’oeuvre. Et cela grâce à la petite dernière des licornes de l’Hexagone, Exotec de son doux nom. Celle-ci a mis au point des robots capables de s’occuper de la préparation des commandes, avec l’ambition, à moyen terme, de robotiser l’ensemble de la chaîne logistique des entrepôts. Le recrutement promis par Exotec de 500 ingénieurs risque d’avoir du mal à compenser les vagues de licenciements de préparateurs de commandes…
Nicolas Bérard, dans la revue mensuelle L’âge de faire
L’article est paru dans le numéro du mois de février 2022
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Notes
1 – Leur progrès et le nôtre, François Ruffin, éd. Seuil.
2 – Le startupisme: Le fantasme technologique et économique de la startup nation, d’Antoine Gouritin, éd. FYP. Voir aussi L’âdf n°157.
3 – On a demandé pour être sûr, mais c’est bien ça : quand un économiste dit qu’une entreprise a des « profits négatifs », en langage profane, ça veut dire qu’elle perd du pognon