Manifeste fondateur de « Hiatus »


« L’IA contre les droits humains, sociaux et environnementaux »

Tout concourt à ériger le déploiement massif de l’intelligence artificielle en priorité politique. Prolongeant les discours qui ont accompagné l’informatisation depuis plus d’un demi-siècle, les promesses abondent pour conférer à l’IA des vertus révolutionnaires et imposer l’idée que, moyennant la prise en compte de certains risques, elle serait nécessairement vecteur de progrès. C’est donc l’ensemble de la société qui est sommée de s’adapter pour se mettre à la page de ce nouveau mot d’ordre industriel et technocratique. Partout dans les services publics, l’IA est ainsi amenée à proliférer au prix d’une dépendance technologique accrue. Partout dans les entreprises, les managers appellent à recourir à l’IA pour « optimiser » le travail. Partout dans les foyers, au nom de la commodité et d’une course insensée à la productivité, nous sommes poussés à l’adopter.

Pourtant, sans préjuger de certaines applications spécifiques et de la possibilité qu’elles puissent effectivement répondre à l’intérêt général, comment ignorer que ces innovations ont été rendues possible par une formidable accumulation de données, de capitaux et de ressources sous l’égide des multinationales de la tech et du complexe militaro-industriel ? Que pour être menées à bien, elles requièrent notamment de multiplier la puissance des puces graphiques et des centres de données, avec une intensification de l’extraction de matières premières, de l’usage des ressources en eau et en énergie ?

Comment ne pas voir qu’en tant que paradigme industriel, l’IA a dores et déjà des conséquences désastreuses ? Qu’en pratique, elle se traduit par l’intensification de l’exploitation des travailleurs et travailleuses qui participent au développement et à la maintenance de ses infrastructures, notamment dans les pays du Sud global où elle prolonge des dynamiques néo-coloniales ? Qu’en aval, elle est le plus souvent imposée sans réelle prise en compte de ses impacts délétères sur les droits humains et l’exacerbation des discriminations telles que celles fondées sur le genre, la classe ou la race ? Que de l’agriculture aux métiers artistiques en passant par bien d’autres secteurs professionnels, elle amplifie le processus de déqualification et de dépossession vis-à-vis de l’outil de travail, tout en renforçant le contrôle managérial ? Que dans l’action publique, elle agit en symbiose avec les politiques d’austérité qui sapent la justice socio-économique ? Que la délégation croissante de fonctions sociales cruciales à des systèmes d’IA, par exemple dans le domaine de la santé ou l’éducation, risque d’avoir des conséquences anthropologiques, sanitaires et sociales majeures sur lesquelles nous n’avons aujourd’hui aucun recul ?

Or, au lieu d’affronter ces problèmes, les politiques publiques menées aujourd’hui en France et en Europe semblent essentiellement conçues pour conforter la fuite en avant de l’intelligence artificielle. C’est notamment le cas de l’AI Act adopté par l’Union européenne et présenté comme une réglementation efficace alors qu’elle cherche en réalité à promouvoir un marché en plein essor. Pour justifier cet aveuglement et faire taire les critiques, c’est l’argument de la compétition géopolitique qui est le plus souvent mobilisé. À longueur de rapports, l’IA apparaît ainsi comme le marchepied d’un nouveau cycle d’expansion capitaliste, et l’on propose d’inonder le secteur d’argent public pour permettre à l’Europe de se maintenir dans la course face aux États-Unis et à la Chine.

Ces politiques sont absurdes, puisque tout laisse à penser que le retard de l’Europe dans ce domaine ne pourra pas être rattrapé, et que cette course est donc perdue d’avance. Surtout, elles sont dangereuses dans la mesure où, loin de constituer la technologie salvatrice souvent mise en avant, l’IA accélère au contraire le désastre écologique, renforce les injustices et aggrave la concentration des pouvoirs. Elle est de plus en plus ouvertement mise au service de projets autoritaires et impérialistes. Non seulement le paradigme actuel nous enferme dans une course technologique insoutenable, mais il nous empêche aussi d’inventer des politiques émancipatrices en phase avec les enjeux écologiques.

La prolifération de l’IA a beau être présentée comme inéluctable, nous ne voulons pas nous résigner. Contre la stratégie du fait accompli, contre les multiples impensés qui imposent et légitiment son déploiement, nous exigeons une maîtrise démocratique de cette technologie et une limitation drastique de ses usages, afin de faire primer les droits humains, sociaux et environnementaux.

Signé par :

Agir pour l’environnement, Attac France, Féministes contre le cyberharcèlement, Framasoft, Génération Lumière, Halte au contrôle numérique, Intérêt à agir, L’Atelier Paysan, La Quadrature du Net, L’Observatoire des multinationales, Mouton Numérique, Le Nuage était sous nos pieds, Lève les yeux, LDH, Scientifiques en rébellion, Sherpa, SNES-FSU, Stop Micro, Syndicat des avocats de France, Syndicat de la Magistrature, Union syndicale Solidaires, Ritimo

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Notre collectif est engagé depuis ses débuts dans une critique du numérique sur 4 axes, écologique, social, de défense des droits humains et de la santé.

Par ailleurs, nous documentons depuis plusieurs mois (années ?) cet imposition de l’IA (improprement appelée « Intelligence artificielle« ) partout, et questionnons même, dans un récent article, l’imbrication des visées fascisantes de responsables des « big tech » américaines (devenus dirigeants politiques avec Trump) et de la technologie propre à l’IA.

Alors que Macron organise à partir du 6 février à Paris (au Grand Palais…) un de ces raoults hyper coûteux et vain appelé « Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle« , 22 organisations françaises (dont nous) lancent un appel pour une « maîtrise démocratique de cette technologie et une limitation drastique de ses usages, afin de faire primer les droits humains, sociaux et environnementaux »

Concrètement, le texte va être diffusé comme une tribune dans Le Monde en début de semaine prochaine et devrait permettre que d’autres organisations s’y joignent.

Au delà, c’est surtout une coopération de long terme qui va se mettre en place entre toutes ces organisations, notamment par le biais d’une plateforme commune, HIATUS, qui permettra des échanges et des publications, d’y déposer des fiches pratiques pour s’opposer à telle ou telle déclinaison d’IA attentatoire…

Nous fondons beaucoup d’espoir dans cette coopération nationale entre les principales organisations technocritiques, des syndicats, associations de défense des droits humains, … et tous les techno-conscients.

Denis, pour Halte au contrôle numérique