La vidéosurveillance investit les campagnes

Dans l’indifférence générale

Alors que la reconnaissance faciale suscite inquiétudes et critiques dans le cadre d’expérimentations réalisées en conditions réelles dans plusieurs grandes villes de France − de Paris à Marseille, en passant par Lyon ou encore Nice −, les villages ruraux, eux aussi, s’équipent désormais de caméras connectées, compatibles avec des fonctions de reconnaissance faciale, et ce, dans une relative indifférence. Enquête à Brienon-sur-Armançon, dans l’Yonne, petite commune de 3 300 habitants qui se veut à l’avant-garde de la vidéosurveillance « intelligente ».

JE POURRAIS être intéressé pour que ma commune devienne une zone d’expérimentation ». C’est par ces mots que Jean-Claude Carra, le maire de Brienon-sur-Armançon (Yonne), se dit ouvert pour tester la reconnaissance faciale dans son village. « Si le cadre juridique évolue, si la volonté des élus et de la population évolue », ajoute-t-il.

En décembre 2019, la commune, située à deux heures de Paris, inaugure l’installation du système « Safe City » de l’entreprise chinoise Dahua Technology : 29 caméras de vidéo-surveillance sont installées (dont deux caméras à reconnaissance de plaques minéralogiques et deux caméras thermiques), que viendront prochainement compléter 14 nouvelles caméras, « pour répondre à la demande des habitants », selon le maire.

Cette petite commune de 3 300 habitants se veut pionnière dans le domaine des « villes sûres » (Safe City), avec la présence d’une caméra pour 80 habitants. Un taux d’équipement supérieur à Nice, ville la plus vidéosurveillée de France, qui revendique aujourd’hui près de 3 300 caméras, soit une caméra pour 100 habitants environ.

DES AMPOULES CONTRE DES CAMÉRAS ?

Tout commence en 2018, lorsque Jean-Claude Carra se rend en Chine pour discuter de la possible implantation d’une usine d’assemblage d’ampoules sur sa commune. Soixante emplois sont alors en jeu. Ce projet se veut l’un des premiers en France à s’inscrire dans « la nouvelle route de la soie », vaste programme d’infrastructures et d’investissements reliant la Chine à l’Europe.

À Hangzhou, les investisseurs − la banque publique chinoise Business Euro Chine, la société Vansco, propriétaire des brevets, et la société française Verilux − lui auraient fait découvrir le siège social de Dahua Technology et son « showroom ultramoderne ». Séduit, le maire pose les bases d’un accord commercial pour installer leur système.

Pourtant, dès juin 2018, les velléités commerciales de Dahua Technology dans cette commune de l’Yonne jettent le trouble. La presse locale affirme que de cette visite pourrait aboutir plusieurs accords, et notamment « un investissement dans le projet d’usine d’assemblage d’ampoules » par le géant chinois des technologies de surveillance. Ce dernier serait intéressé pour investir dans l’usine, qui mettrait au point des ampoules « nouvelle génération » intégrant des caméras panoramiques de vidéosurveillance.

Le maire se défend aujourd’hui d’un quelconque lien entre le projet d’usine d’ampoules et l’entreprise Dahua. « C’est le pur hasard », soutient-il, alors qu’il s’affichait en 2018 avec Dahua, qui ne cachait pas sa volonté d’investir.

Deux ans et demi après son annonce, le projet d’usine semble être tombé à l’eau. Les caméras, elles, sont bien en place, et leur installation se poursuit.

Bruno Blauvac et Baptiste Clérin, deux élus d’opposition au conseil municipal, s’interrogent. « On peut se demander s’il n’y aurait pas eu un accord tacite entre les investisseurs de l’usine d’ampoules, Dahua Technology et le maire de Brienon », fait savoir le premier. « Ces investisseurs ont déjà fait le coup dans la Meuse », lâche le second. Baptiste Clérin fait référence au projet d’installation d’une usine de LED en Lorraine, l’un des investissements chinois les plus importants en France.

Manuel Valls, alors Premier ministre, avait posé la première pierre de la future usine, en mars 2016. Le projet sera abandonné en 2017. A qui a profité cette opération ? « Avec cette annonce d’implantation en Europe, la valeur de l’action d’Inesa [le fabricant de LED, NDLR], cotée en Chine, a été démultipliée. Des milliards d’euros ont été gagnés dans cette affaire », annonçait au journal Le Monde Zhao Qi Meng, alors responsable du dossier pour le compte des Chinois.

Pour les deux élus d’opposition, il n’est pas à exclure que l’opération se soit répétée à Brienon-sur-Armançon, mais avec d’autres particularités : d’un côté, Dahua a pu favoriser l’implantation de son système vidéo et les investisseurs chinois faire un bénéfice en bourse ; de l’autre, la mairie a pu obtenir une ristourne sur le système de caméras.

Quel est le rôle de Jean-Claude Carra dans cette opération ? Selon les deux élus, « il est possible que le maire ait accepté d’installer des caméras chinoises s’il avait en retour la garantie de l’ouverture de l’usine d’ampoules : du donnant-donnant. » S’apercevant de l’échec de l’accord prévoyant l’ouverture de l’usine et du montage financier, chercherait-il à cacher toute trace d’un possible accord entre les investisseurs chinois, Dahua Technology et sa commune ?

Des doutes que la position de Jean-Claude Carra dans cette affaire alimente. Car lui-même déclare que, « conformément aux accords passés avec Dahua, nous avons eu une réduction, de l’ordre de 50 à 70%, sur le système, la contrepartie étant de dire du bien d’eux, de faire leur promotion. »

À cet égard, le maire organisera à l’été 2019 une journée de promotion auprès de plusieurs élus locaux pour présenter le système de vidéo-surveillance en cours d’installation. Il participera aussi à un clip publicitaire réalisé par Dahua pour vanter les mérites de ses dispositifs de surveillance.

La position de Jean-Claude Carra interpelle les élus d’opposition. Baptiste Clérin y voit un possible conflit d’intérêts. « Le maire fait la promotion d’une entreprise privée au nom de la municipalité, ce qui est inquiétant. Un élu a un rôle public qui, du fait de son statut, l’empêche de prendre parti pour une structure commerciale », affirme-t-il. Le maire, de son côté, se défend de tout conflit d’intérêts : « Pour qu’il y en ait un, le Code de la commande publique définit qu’il faudrait que j’ai un intérêt personnel et là, je n’en ai aucun. » Et d’avancer : « On peut toujours chicaner avec cela, après on ne fait plus rien ».

La loi relative à la transparence de la vie publique adopte toutefois une vision plus large sur ce point et stipule que « constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».

Toujours est-il que les zones d’ombre sont nombreuses dans l’accord qui a pu lier les différentes parties. La filiale française de Dahua, basée à Créteil (Val-de-Marne), a refusé de répondre à nos questions.

 DES CAMÉRAS POUR PALLIER L’ABSENCE DE MOYENS HUMAINS

 Jean-Claude Carra justifie l’installation de 29 caméras de vidéosurveillance sur sa commune par la fermeture de la gendarmerie locale survenue en 2012. « L’État n’a plus les moyens d’avoir une gendarmerie, même dans la plus petite des communes comme auparavant. Donc, il faut trouver des solutions et la solution technologique me semble assez valable », affirme le maire.

Au conseil municipal, la très grande majorité des élus ont voté en faveur du système vendu par Dahua, motivés par la lutte contre les actes de vandalisme, les dégradations de biens publics et le trafic de stupéfiants. La population, elle, n’a été consultée à aucun moment. Prochaine étape ? La reconnaissance faciale, pour laquelle le maire ne cache pas son intérêt.

Selon Carl Beringer, gérant d’un restaurant au cœur de la commune, « les caméras ont été bien accueillies par les habitants, elles sont rentrées dans les mœurs. Ce n’est même pas un sujet de discussion ici. » Pour lui, les dispositifs de reconnaissance faciale ne sont pas problématiques « si l’on n’a rien à cacher ». Même son du cloche pour Martha* (le prénom a été modifié), pharmacienne installée dans la rue principale, qui ne voit « aucun inconvénient à la mise en place de la reconnaissance faciale », même à titre d’expérimentation.

Au Café de la Renaissance, les avis divergent. Pour la patronne, les caméras peuvent être utiles mais, pour l’instant,« ils s’en sont servi pour vidéo-verbaliser les clients qui se garent pour venir dans nos commerces ». Et si la reconnaissance faciale venait à être autorisée ? « Que la vidéo puisse aider dans certains délits, pourquoi pas, mais qu’on reconnaisse notre visage en permanence, là ça irait trop loin », répond un client. « Même à la campagne ils veulent faire ce genre de chose ? », se demande son amie.

Dans la rue, un groupe de jeunes réagit à la présence des caméras installées dans la commune depuis plus de deux ans. « On ne se sent pas en sécurité avec les caméras. On se sent plus surveillés qu’autre chose », déplore Clarisse*. « À la place, ils feraient bien d’investir dans des équipements pour les jeunes », ajoute Mathéo*.

VERS UN MAILLAGE DE VIDÉOSURVEILLANCE DANS TOUTES LES CAMPAGNES ?

Le conseil municipal devrait prochainement voter l’installation de 14 caméras supplémentaires – toujours sans concertation de la population –, dont deux dans la commune associée de Bligny-en-Othe et ses 95 habitants. Le maire délégué en aurait demandé l’installation. Une décision qui ne manque pas de surprendre les habitants, qui ne constatent aucune délinquance ici.

Pour Hélène*, habitante du village : « L’argent est investi dans des caméras dont on se demande l’utilité, aux dépens de l’installation d’un tout-à-l’égout que l’on demande pour la commune depuis un certain temps déjà ». Une incompréhension partagée par les autres habitants, qui ont du mal à comprendre les priorités de leurs élus.

La commune ne semble pas l’échelon le plus adapté pour la gestion de ces systèmes, qui demande la présence, derrière les écrans de contrôle, d’un agent municipal. C’est pour cela que Jean-Claude Carra souhaite quitter la Communauté de Communes Serein et Armance, pour rejoindre la Communauté de Communes de l’Agglomération Migennoise, où le président, François Boucher (Les Républicains), aussi maire de Migennes, est plus sensible aux arguments sécuritaires. À Migennes (7 200 habitants), il a fait installer l’un des dispositifs de vidéosurveillance les plus lourds de France, avec 105 caméras.

Pour le maire de Brienon-sur-Armançon, une gestion du flux vidéo en direct par la gendarmerie de Migennes et, à l’avenir, par les communautés de communes, pourraient être intéressante dans la mesure où elle s’avérera plus efficace car prise en charge par un personnel plus important. A terme, les différents systèmes communaux pourraient être pilotés depuis le Centre de Sécurité Urbain (CSU) de l’intercommunalité. « Brienon est un point de passage important entre le Sénonais et l’agglomération troyenne », explique Jean-Claude Carra.

La collaboration avec Migennes serait une étape importante pour contrôler plus efficacement « le flux de voitures et les potentiels délinquants qui seraient recherchés », fait savoir le maire, qui défend « un continuum de sécurité », reprenant au passage l’un des éléments de langage de l’industrie de la sécurité. Une vision qui va dans le sens de celle portée par le Livre blanc de la sécurité intérieure, présenté en novembre 2020 au ministère de l’Intérieur, qui évoque la nécessité « de disposer d’une vision départementale dans la politique de défense civile locale ».

Dans cette campagne bourguignonne, se met rapidement en place, depuis deux ans, un maillage de caméras dont les caractéristiques techniques permettent aisément l’implémentation de reconnaissance faciale par l’ajout d’un logiciel d’intelligence artificielle. « Si cela venait à être autorisé », précise Jean-Claude Carra. Une possibilité qui pourrait devenir réalité dans les prochaines années à Brienon-sur-Armançon, le maire se déclarant « séduit par les résultats du modèle chinois » en termes de sécurité. Un modèle chinois pourtant largement décrié pour ces atteintes aux libertés.

Répétant les arguments présentés par Dahua Technology lors de son voyage en Chine, Jean-Claude Carra se montre enthousiaste concernant le potentiel de la reconnaissance faciale. « À Hangzhou, raconte le maire, une vieille dame ayant Alzheimer s’est perdu dans la ville de 10 millions d’habitants. Sa fille se rend au commissariat avec une photo d’elle, et la police réussit à la retrouver grâce au dispositif de reconnaissance faciale. Je me dis qu’il y a quand même du positif. Après, on peut surveiller les faits et gestes de chacun, ça je le sais bien ».

Pour Bruno Blauvac, si la reconnaissance faciale devait être expérimentée, il s’y opposerait fortement. « C’est une atteinte à la liberté », tranche-t-il. Idem pour Baptiste Clérin. Selon lui, « utiliser la vidéosurveillance à titre dissuasif me paraît important, mais qu’elle ne soit utilisée que sur requête de la gendarmerie pour une exploitation bien précise ». Et l’élu d’ajouter : « Je ne suis pas pour une surveillance en permanence avec quelqu’un derrière les écrans qui vérifie les identités et les allées et venues de chacun et ce qui se passe dans la commune. »

Pour Anne-Charlotte Cornut, rapporteuse auprès du Conseil National du Numérique (CNNum) et pour le rapport Vilani sur l’intelligence artificielle, « sans consultation de la population, il y a un vide juridique. C’est un enjeu majeur de démocratie. Si c’est juste le pouvoir qui fait des essais, ça n’a pas de sens. »

Au regard de la volonté affichée par le gouvernement d’ouvrir des zones d’expérimentation à la reconnaissance faciale pour préparer l’accueil de la Coupe du monde de rugby en 2023 et les Jeux olympiques et paralympiques en 2024, il est probable que des communes comme Brienon-sur-Armançon soient en première ligne car déjà équipées et prêtes à se montrer volontaire (la commune souhaite notamment accueillir l’équipe de Chine de tir à l’arc).

Les rédacteurs du Livre blanc de la sécurité intérieure recommandent la multiplication des zones d’expérimentation en prévision de ces grands événements : « Dans certains cas, les expérimentations de reconnaissance faciale pourraient être ouvertes à des opérateurs non étatiques [les entreprises privées principalement, NDLR], à des fins de localisation, à condition qu’elles soient strictement bornées dans un espace et un intervalle de temps limités ».

L’exemple de Brienon-sur-Armançon montre que le développement de la vidéosurveillance et l’étape suivante, la reconnaissance faciale − pour l’instant interdite légalement −, ne concerne pas seulement les grandes villes françaises. La ruralité, elle aussi, commence à se connecter et souhaite tirer son épingle du jeu dans un contexte de fuite en avant techno-sécuritaire. Un enjeu de taille qui concerne près de la moitié de la population française, soit plus de 30 millions d’habitants vivant dans une commune de moins de 10 000 habitants.

« À l’horizon 2030, dans mon esprit, la vidéo-surveillance va se généraliser dans nos campagnes », résume Jean-Claude Carra. Une anticipation qui pourrait s’avérer exacte au regard du contexte politique, du nombre d’élus locaux, de plus en plus nombreux, fascinés par la rhétorique sécuritaire et de la relative indolence des populations concernées.

*Parce que les écrits, même sur Internet, ne restent pas toujours, nous avons entrepris en 2024 de republier 30 des textes (tribunes libres, « Grands Entretiens », reportages, enquêtes…) que nous avons mis en ligne depuis février 2015. Cette enquête a été publiée pour la première fois le 20 janvier 2022.

https://sciences-critiques.fr/la-videosurveilla