Je travaille depuis plus de huit ans sur les sujets de l’intelligence artificielle et du transhumanisme
Je me pose tous les jours la même question : pourquoi la dimension religieuse de la technologie est-elle si peu étudiée par les spécialistes du domaine et si peu évoquée dans les médias, alors qu’elle constitue le cœur même de son développement ?
Bien sûr, ces réflexions ont été abordées par quelques auteurs visionnaires du XXème siècle à l’instar d’Isaac Asimov ou Clifford Simak, mais aujourd’hui la réalité est en train de dépasser la fiction et des questions se posent. Si le tsunami technologique qui déferle actuellement sur le monde s’accompagne d’une ambition spirituelle, alors nous devons oser questionner cet objectif et en débattre. Bien que peu d’observateurs le mentionnent, la motivation principale de l’agenda transhumaniste est métaphysique et ses conséquences spirituelles auront des répercussions sur tous les aspects de notre vie. Pour ouvrir notre réflexion, soyons prosaïques et parlons argent. Les ambitions religieuses de Big Tech ont d’ores et déjà des conséquences bien concrètes sur l’économie : dans le monde entier, la vie éternelle est devenue un business comme un autre.
La fondation Alcor Life Extension, fondée en 1972 aux Etats-Unis, propose à ses clients de cryogéniser leur corps pour les ressusciter dans un avenir hypothétique où un remède aura été trouvé au mal qui les condamne aujourd’hui. Il n’y a aucune certitude qu’un traitement soit élaboré un jour et les scientifiques ont été jusqu’à présent incapables de « décryogéniser » un corps humain pour lui rendre la vie, mais peu importe : des centaines de personnes ont déjà placé leur foi en Alcor et déboursé 200 000 dollars pour reposer dans un sarcophage-congélateur, à la température de –196°c, pendant au minimum un siècle. Jeff Bezos, le fortuné patron d’Amazon, a injecté de son côté des millions de dollars dans la société Altos Lab, dont les recherches ne visent ni plus ni moins qu’à découvrir le secret de l’immortalité. En Russie, c’est le milliardaire Dmitry Itskov qui, pour son projet 2045, investit des sommes considérables en vue de créer un « avatar » : une créature virtuelle censée copier l’âme humaine et destinée à se « réincarner » dans un robot soi-disant invulnérable. La finance a évidemment flairé le potentiel de ce business de l’éternité. La banque d’investissement Bank of America estime que le volume de ce marché atteindra 600 milliards de dollars à l’horizon 2025. Des milliards qui manqueront cruellement au financement des besoins urgents de notre civilisation, comme la lutte contre le dérèglement climatique, la famine, la pauvreté, ou encore la traite des êtres humains.
Mais les technoprophètes sont « long-termistes », ils n’ont que faire du présent et de nos besoins bassement terrestres. Leur priorité, c’est le futur et la quête de vie éternelle n’est qu’une ambition parmi d’autres : ils aspirent également à créer un paradis virtuel dans le Cloud où l’on pourrait transférer notre conscience et accomplir tous nos désirs ; ils rêvent d’une super intelligence artificielle qui dépasserait l’intelligence humaine et deviendrait un dieu — ou une déesse — pour les stupides homo sapiens que nous sommes ; ils s’imaginent eux-mêmes en divinités omniscientes, ayant accès à toute la connaissance de l’univers grâce à des implants cérébraux directement reliés à ce dieu technologique… Les fidèles de Big Tech veulent convertir le monde à leur nouvelle religion : le transhumanisme. Ils le clament haut et fort depuis des décennies dans l’indifférence la plus complète, alors que leur projet fait prendre à l’humanité une direction des plus hasardeuses. Car si les conséquences financières du projet transhumaniste sont considérables, elles sont surtout philosophiques, spirituelles et, en vérité, existentielles.
Pourtant, malgré les déclarations toujours plus surréalistes des dirigeants de l’industrie, le sujet ne fait l’objet d’aucune attention dans le débat public. On reste incrédule. On regarde ailleurs pendant que les milliards affluent. Comme toujours, on privilégie la recherche de profits, fidèles à une stratégie matérialiste qui nous a pourtant menés au bord du gouffre. Pire que ça, on nous promet que la technique sera la solution au réchauffement climatique, à la faim dans le monde, aux épidémies et à toutes les calamités créées par l’homme et son développement… technique. Les transhumanistes idolâtrent les machines, ils aspirent à transformer nos corps en machines, à transférer nos esprits dans des machines, à créer un dieu-machine et à coloniser l’espace pour convertir toute la Création à leur culte des machines.
En 2005, Ray Kurzweil, l’ex-directeur ingénierie de Google et l’une des personnalités les plus influentes de la Tech, écrivait déjà dans son livre Humanité 2.0, La Bible du changement : « Eh bien, oui, nous avons besoin d’une nouvelle religion. L’un des rôles les plus importants de la religion était de rationaliser la mort, puisque jusqu’à maintenant il n’y avait rien de concret que nous puissions faire pour y échapper. Nous allons obtenir la maîtrise de notre destin. Nous allons prendre notre mortalité en main. Nous pourrons vivre aussi longtemps que nous le désirerons. Il n’y aura plus de distinction, après la Singularité, entre les humains et la machine ou entre la réalité physique et virtuelle. »
Plus proche de nous, en 2023, le très médiatique historien Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens et Homo Deus, déclarait au Frontiers Forum Live à Lisbonne : « Contrairement à toutes les techniques développées au cours de l’histoire, l’IA peut créer de nouvelles idées. Elle peut même créer une nouvelle Bible. Toutes les religions clament que leur livre sacré a été écrit par une intelligence surhumaine. Dans quelques années, on pourrait voir apparaître des religions qui seront « correctes » de ce point de vue : imaginez une religion dont le livre sacré aura été écrit par une IA ! » Une intuition on ne peut plus pertinente puisqu’à peu près au même moment, à la demande de l’écrivain américain Hugh Howey, ChatGPT générait la description d’une nouvelle religion, assortie d’une genèse et de ses dix commandements : l’Harmonisme.
En réalité, l’IA ne peut pas créer de nouvelles idées. Elle ne fait que recycler les créations humaines en leur donnant l’illusion de la nouveauté. L’Harmonisme en est la preuve, ses commandements ne sont qu’une copie de principes trouvés dans le New Age, eux-mêmes inspirés par les religions orientales. Mais la fascination exercée par cette technologie, sa puissance de calcul, sa rapidité d’exécution et sa capacité croissante à résoudre les problèmes que nous lui soumettons, en feront dans les années à venir un mirage des plus convaincants.
L’avènement d’une religion technologique est, avec le dérèglement climatique, l’un des enjeux les plus importants de toute l’histoire de l’humanité. Je crois que la cécité de l’opinion publique sur ce sujet repose sur le rejet de la spiritualité de nos débats contemporains. D’une certaine façon, le système immunitaire de la pensée occidentale est devenu faible sur le plan métaphysique et, par là même, vulnérable à des manipulations inédites. C’est la raison pour laquelle il est, dès aujourd’hui, crucial de se plonger dans une réflexion sur les ambitions spirituelles de l’idéologie transhumaniste, pour mieux comprendre les enjeux de cette révolution sans précédent et être à même de choisir d’adhérer, ou non, à cette croyance d’un nouveau genre.
Cet article est issu de l’essai L’Évangile selon Big Tech, de Grégory Aimar 👉
https://www.librinova.com/librairie/gregory-aimar/l-evangile-sel
Grégory Aimar est journaliste et écrivain. Passionné par les questions qui concernent l’avenir de l’humanité, il travaille depuis plus de quinze ans sur les sujets de la technologie, de l’écologie et de la spiritualité. Il est l’auteur d’un premier roman, I.AM, aux Editions Massot 👉 https://www.librairiemassot.com/products/i-am