Un document de Fabien Lebrun
UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE
Une réflexion sur le numérique nécessite dans un premier temps de l’appréhender au sein d’une analyse plus globale, de le contextualiser au sein de la société qui l’a fait naître, à savoir le capitalisme, qui depuis la révolution numérique des années 2000 a été renommé en tant que capitalisme numérique, digital ou autre. Pour le comprendre, il faut comprendre le capitalisme tout court, par exemple au travers de son histoire. Permettez-moi à ce propos une courte digression historique.
Une des caractéristiques fondamentales du capitalisme est sa dynamique colonisatrice, dès son apparition, qui correspond à ce que Marx a décrit comme l’accumulation primitive du capital : d’abord les Amériques, pillées à partir du XVIe siècle par les Espagnols et les Portugais, suivis par les Britanniques, les Hollandais et les Français. Après avoir exproprié les paysans européens de leurs terres, donc après avoir colonisé l’Europe ellemême par l’imposition de la propriété privée (en référence aux enclosures), les premiers capitalistes vont également coloniser l’Afrique, tout du moins ses côtes et ainsi développer la traite transatlantique et l’esclavage noir, main d’oeuvre qui va alimenter l’économie de plantations dans les Amériques (de sucre et de coton) – ce qu’on appelle le commerce triangulaire.
Toutes ces étapes sont faites d’exterminations à grande échelle : des Amérindiens, des Africains par les négriers, des femmes sur tous les continents, considérées comme des sorcières, brûlées sur les bûchers.
Les colons vont accumuler une richesse à l’origine des premiers capitaux européens. Et rapidement cette gigantesque accumulation de richesses va asseoir la domination du capitalisme sur tous les continents : l’Asie est également colonisée très tôt par les Hollandais et Britanniques, puis vient le tour de l’Australie et de l’Afrique dans la seconde moitié du XIXe siècle via les atrocités des crimes coloniaux.
Dans cette histoire raccourcie, les colons européens ont tous été qualifiés de conquistadors, c’est-à-dire de conquérants à l’affût d’une ruée sur l’or ou de toute autre ressource naturelle – et ce jusqu’à aujourd’hui. Depuis vingt ans, dans le prolongement direct de cette histoire de la domination, ce sont désormais les données personnelles qui font l’objet de toutes les convoitises, considérées comme le nouvel eldorado, la nouvelle ressource sur laquelle les multinationales du web se jettent. Le philosophe Walter Benjamin écrit justement que « quiconque domine est toujours héritier de tous les vainqueurs ».
Les GAFAM (pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) héritent de cinq siècles de dominations économique et politique, idéologique et technologique. J’utilise le sigle GAFAM dans un sens générique, c’est-à-dire qui concerne plus généralement toutes les entreprises numériques (start-up, licornes et autres usines digitales). Les GAFAM donc, s’inscrivent pleinement au sein de l’histoire du capitalisme, ils en sont les principaux acteurs et gagnants : inutile de vous rappeler que ces multinationales disposent des plus grandes capitalisations boursières et que leurs dirigeants sont les plus riches de la planète.
Une histoire longue inscrit donc les seigneurs du numérique en droite ligne des premiers capitalistes, héritiers des colons et conquistadors : Elon Musk, Jeff Bezos ou encore Richard Branson, tous champions de la communication électronique, ne sont-ils pas en guerre pour la conquête de l’espace ou pour la conquête d’autres planètes ? Ne sont-ils pas à l’avantgarde de l’extraction minière sur les astéroïdes ? Quand d’autres acteurs du secteur high tech lorgnent sur les minerais sous-marins et s’empressent de connecter les océans, envisagent d’occuper le ciel avec leurs taxi-volants et s’installent dans les pôles, notamment l’Arctique, pour refroidir leurs data centers. Ou encore s’approprient des espaces extra-territoriaux pour vivre la fin du monde à l’abri. Bref, les GAFAM sont les nouveaux colonisateurs, quoique dans une forme différente. Il est d’ailleurs courant d’évoquer une colonisation numérique ou un impérialisme technologique, à travers l’« Internet des objets », puis l’« Internet des corps », jusqu’à l’« Internet de tout », à savoir qu’organes humains, bâtiments, arbres et forêts, animaux, etc. seront tous connectés via des capteurs.
Dernière précision historique pour situer le capitalisme à son stade numérique : après la première révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles symbolisée par le charbon et le chemin de fer, la deuxième révolution industrielle symbolisée par le pétrole et l’automobile ; à l’après-guerre, à la suite de ce que l’on a appelé les « trente glorieuses », le capitalisme connaît une nouvelle crise dans les années 1960, crise d’accumulation qu’il doit pallier par de nouveaux moyens techniques pour augmenter les rendements et la productivité.
C’est pour cette raison et dans de ce contexte bien précis que vont se développer les technologies de l’information et de la communication (connues sous le sigle TIC) dans les années 1960/1970, qui marquent la troisième révolution industrielle, autrement nommée révolution de la micro-électronique ou de la micro-informatique, synonyme de digitalisation du système productif. Les micro-processeurs sont introduits au sein de l’appareil de production, les usines dotées d’ordinateurs et d’écrans, de commandes électroniques et de robots industriels. On assiste à une nouvelle vague d’automatisation. La production et la transmission d’informations sont décuplées. La sous-traitance est intensifiée de par la communication augmentée des sociétés-mères avec leurs filiales et leurs sous-traitants.
Internet rationalise les acheminements de conteneurs, augmentant ainsi les flux logistiques et la circulation des marchandises, ce qui exacerbe la délocalisation et intensifie la mondialisation. La division internationale du travail s’en retrouve chamboulée. Le monde est davantage relié et connecté afin de créer plus de valeur.
Une fois parties intégrantes de l’appareil industriel, les technologies de l’information sont introduites au cours des années 1980 dans les entreprises, dans les bureaux, puis envahissent progressivement chaque corps de métier.
Le PC (pour personnal computer) colonise tous les milieux professionnels. L’économie va de plus en plus miser sur l’informatique et les nouvelles technologies. Dans les années 1990, le programme politique du Président des États-Unis Bill Clinton et de son vice-Président Al Gore repose sur le développement des technologies de la communication, les fameuses « autoroutes de l’information », avec le déploiement du réseau Internet et l’émergence de la téléphonie mobile qui vont marquer les débuts de l’ère connectée à la fin des années 1990. Entre temps, après Microsoft et Apple nés en 1976, Amazon est créée en 1994, Google en 1998 et Facebook en 2004. La révolution numérique apparaît en ce début de XXIe siècle : avec les plateformes Snapchat, Instagram et WhatsApp toutes rachetées par le groupe Facebook ; Youtube, Twitter, Tik Tok et j’en passe. Le smartphone est créé en 2007 et la tablette en 2010. Les réseaux 2, 3, 4 et 5G s’enchaînent.
L’économie numérique repose sur l’exploitation des données personnelles, soit un système fondé sur la destruction de la vie privée – caractéristique d’un régime politique criminel. Les données personnelles sont le socle de l’enrichissement des GAFAM qui leur permettent d’investir dans de multiples domaines : santé, sécurité, distribution, transport, agriculture, urbanisme, etc. Tout devient numérisé, les secteurs de l’éducation et de l’enseignement n’y échappent pas.
LAISSER DES TRACES, MARCHANDISER DES DONNÉES
Le pillage des données personnelles est le préalable et la condition de la numérisation tous azimuts. C’est par la connaissance des individus, de leurs profils, l’anticipation de leurs comportements et de leurs idées, de leurs goûts et de leurs désirs, que l’on va créer de nouvelles niches de consommation individualisées et ainsi accroître le champ économique.
C’est pour l’acquisition de ces données que sont conçues et créées des applications et des services numériques. Plusieurs chercheurs ont décrit le fonctionnement de ce modèle économique : Nick Srnicek le qualifie de capitalisme de plateforme, Shoshana Zuboff parle de capitalisme de surveillance, d’autres le nomment économie de l’attention, comme Yves Marry et Florent Souillot qui ont publié La Guerre de l’attention. Tous expliquent que smartphones et ordinateurs, applications et algorithmes, créés par l’industrie numérique, le sont dans le but de capter l’attention des utilisateurs, de les accrocher le maximum devant leurs écrans, afin de laisser des traces. D’où les systèmes de récompense comme la flamme de Snapchat, le like de Facebook et toutes sortes de notifications et de commentaires gratifiants, coeurs et recommandations personnalisées, alertes visuelles et auditives qui stimulent la dopamine, hormone du plaisir, et captent l’attention. Les données sont récupérées et stockées, traitées et analysées, pour élaborer de nouveaux produits et services, ou revendues à des entreprises intéressées.
Pour lire le document complet
La colonisation des écrans_Brochure Écran total
Notamment :
LES ENFANTS DU NUMÉRIQUE
UN DÉSASTRE SANITAIRE
LES PETITES MAINS EXPLOITÉES DU NUMÉRIQUE
DÉMATÉRIALISATION OU DÉLOCALISATION DES NUISANCES ?
UNE ÉCONOMIE DE LA HAINE
UN DÉSASTRE ÉCOLOGIQUE
S’ÉMANCIPER DU NUMÉRIQUE POUR S’ÉMANCIPER INDIVIDUELLEMENT ET COLLECTIVEMENT
Dans ce texte, Fabien Lebrun nous présente les dangers du numérique pour les enfants, qu’ils soient exposés aux écrans en tant qu’utilisateurs, ou qu’ils soient exploités pour produire et recycler ces marchandises.
Il est également l’auteur de On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique (2019), aux éditions Le Bord de l’eau.